11.01.2006

Un combat de vingt ans

Un combat de vingt ans

Il est assez rare qu’une revue littéraire publiée sans l’aide d’un éditeur ou d’un mécène dure plus de vingt ans. C’est pourtant le cas de Faites entrer l’infini éditée depuis 1986 par la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. Cette association dont le président est Jean Ferrat et le secrétaire général Jean Ristat, déploie depuis sa création une activité soutenue et compte 500 adhérents. Faites entrer l’infini, qui est sa principale publication (mais pas la seule), a atteint un niveau de qualité dont témoigne le dernier numéro qui fait une large place à Tristan Tzara.

Être en charge d’écrivains de l’envergure d’Aragon et d’Elsa Triolet (celle-ci beaucoup moins connue, et bien à tort) n’est pas une mince affaire. L’ampleur des problèmes traités par leurs oeuvres mais aussi par leurs combats littéraires, artistiques et politiques confère à ceux qui se revendiquent d’eux une responsabilité particulière puisqu’il faut présenter les questions posées par leurs oeuvres alors que celles-ci sont souvent mal connues ou l’objet d’attaques qui en brouillent la perception. Faites entrer l’infini a opté pour une formule d’ouverture sur tous les champs littéraires et artistiques en relation avec Aragon, devenant en quelque sorte un instrument de mémoire des écrivains et intellectuels progressistes. Aussi y trouve-t-on - et c’est une des rares publications littéraires françaises qui s’en préoccupent ainsi - des études sur les personnalités proches d’Aragon, sans exclusives politiques. René Crevel, Pierre Unik, Pierre Seghers, Paul Eluard, Pierre Courtade, Francis Jourdain, Adolf Hoffmeister, Rafaël Alberti, Jean Prévost, Antoine Vitez et bien d’autres, sont au sommaire des 40 numéros de Faites entrer l’infini. Le dernier numéro présente tous les textes d’Aragon sur Tzara, en particulier l’Homme Tzara et l’Aventure terrestre de Tristan Tzara, qui font partie des grands textes qu’Aragon écrivit à l’occasion de la mort de ses amis.

La revue accueille des peintres, des sculpteurs, des photographes. On trouve ainsi des reproductions de Jean-Pierre Jouffroy, Georges Bauquier, Gérard Titus-Carmel, Ernest Pignon-Ernest, Claude Bricage, Ladislas Kijno, Hans Erni, Louis Bancel, Willy Maywald, Helios Gomez, Gianni Burattoni, etc.

Une deuxième publication, les Annales, présente des dossiers sur des questions historiques, littéraires ou politiques, par exemple sur les débats du Comité central d’Argenteuil en 1966 ou le colloque de Romans sur la Résistance. Le dernier numéro comporte les textes qu’Aragon a écrits sur Romain Rolland, qui est loin d’avoir la place qu’il mérite dans la république des lettres.
La société des Amis édite des textes inédits (les Souvenirs de Vladimir Pozner, Aragon l’homme au gant de Jean Ristat) et réimprime certains livres épuisés. Par exemple l’Almanach des Lettres françaises (publié clandestinement en 1944), Ce n’était qu’un passage de ligne ou les Proverbes d’Elsa Triolet auxquels viennent de s’ajouter Dix jours en Espagne, reportage sur l’Espagne de la guerre civile qui n’avait pas été l’objet d’une édition en livre.

Ces activités ne sont qu’un des aspects de son travail. Elle réalise et fait circuler des expositions fort appréciées par les collectivités. Elles sont en général l’occasion de conférences.

La lutte idéologique pour contrôler les esprits et les contraindre à accepter plus d’exploitation et de précarité atteint des sommets avec la perspective de criminaliser tout ce qui de près ou de loin est suspect d’avoir soutenu le communisme. Mettre en échec l’offensive de ce nouveau « talon de fer » passe aussi par l’héritage culturel des grands intellectuels progressistes. Défendre, développer, faire connaître cet héritage est une forme de résistance contre ces menaces nouvelles. Cette résistance ne saurait être abandonnée sans péril pour l’avenir. Il faut aussi savoir qu’elle ne donnera pas de fruits si elle reste le domaine de quelques personnes.

Aragon et Elsa sont certainement de ceux qui ont le plus fait pour libérer la culture de ses entraves, y compris de celles qui parasitent le mouvement populaire. Les amis de Louis Aragon et Elsa Triolet participent d’un combat qu’il faut généraliser si l’on veut éviter que l’ensemble des citoyens et avant tout les jeunes ne deviennent des consommateurs sans perspectives des derniers gadgets culturels en vogue, ou, inversement, que la culture ne soit le jardin privé de quelques privilégiés, protégés du bruit et de la fureur du monde tel que nous le voyons.

Par François Eychart, rédacteur en chef de la revue Faites entrer l’infini.

Article paru dans l'édition du 12 mai 2006, dans le journal l'Humanité