11.01.2006

À chacun son Aragon

A chacun son Aragon

C’ETAIT un jour comme aujourd’hui. Décembre. Paris livide, boréal. Drapé dans sa houppelande grise, dans son cache-nez de froid. Des cameramen grelottaient dans la cour du 56, rue de Varenne. Pavés disjoints, délavés par le temps perdu, proustiens. Charme et chic du faubourg Saint-Germain. On se croyait invité en l’hôtel de Guermantes, mais le bal est fini. Un lustre de cristal brûle pour personne dans l’escalier de pierre, qui bifurque sur une volée de marches moquettées de rouge. Comme au théâtre, comme vers une chambre de bonne. Marches souples au pied quoique raides. Un strapontin monté sur rail longe la rampe, insolite machinerie attestant la fatigue d’un des locataires. On tombe nez à nez sur une porte étroite. On rechigne à sonner. Peur que la stridence transperce le silence intérieur, comme un poignard. Jean Ristat ouvre. Il est midi.

D’entrée, l’immense poster d’Elsa (le strapontin c’était pour elle) vous toise de ses yeux trop célèbres, dangereusement narquois car ils ont tout vu, tout su. Au bout de l’infini couloir, une chambre à gauche. Des roses rouges ploient sous la lampe laiteuse. Le gisant dort en costume de ville bleu marine, une améthyste mauve à l’annulaire fuselé, cireux déjà. Mains croisées, mains arrêtées. Qui se tournent enfin les pouces. Après avoir fouaillé, sans mettre de gants, la boue et l’or du siècle. Ce mort est très, très beau. Ce mort est Aragon.

Protée aux cent profils

C’est un 24 décembre qu’il a rendu l’âme, comme on dit. A minuit cinq. Il y a dix ans.
Et nous voilà au pied de l’anniversaire, au chevet de la statue dont il ne voulait pas. « On donne mon nom à des rues, à des écoles, quelle idée tu ne trouves pas ? », feignait-il de se plaindre. Une statue, non. Le « Tombeau pour M. Aragon » de Ristat (1) est pétri de peau douce, pas de bronze poli. Et puis les statues, cela se déboulonne. Les livres, eux, tiennent debout. Pas dans une bibliothèque de marbre, pas dans un mausolée de la Pléiade, Aragon, mais dans un fatras de volumes écroulé sur mon lit. Où je dors avec vous - mal - depuis un mois. Depuis qu’un doigt m’a désigné volontaire : tu feras la biographie, le « papier de tête » selon notre jargon. Et pourquoi pas me mettre à dos le monde entier, hotte d’Hercule pour un bien frêle Atlas ? Aragon rien de moins. Poète et romancier, journaliste et communiste, résistant et amant, que sais-je.

« Je puis porter mes erreurs sur mes propres épaules », murmurait sa fierté. Le signataire de ces lignes n’a pas cette carrure, loin s’en faut. Il voit déjà d’ici la garde prétorienne des aragoniens officiels traquer à la loupe ses oublis, ses raccourcis : ses « erreurs ». Mission impossible en effet que donner à entendre, à lire et relire, une vie gravée mot à mot dans un siècle - et quel siècle ! - et une oeuvre calligraphiée dans le vélin de soixante-dix mille pages ! Qu’en glaner ce matin ? Une poignée de feuillets. Pas de la poussière de cimetière, en tout cas. Plutôt l’écume sans cesse énervée de la mer. A chacun son Aragon.

Par quelle ruse piéger ce Protée aux cent profils ? Quel fil rouge tirer dans son multicolore manteau d’Arlequin ? De quel oeil mirer ce diamant à mille facettes, y compris celles de l’ombre ? Allez savoir, planté devant vos étagères de titres, depuis « Quelle âme divine » (1903, il avait sept ans) jusqu’au « Adieux » (1981). Autant dire quatre-vingts ans d’écriture ou presque ! Qui auraient coulé comme le sable et l’eau d’entre les menottes potelées d’un Mozart, d’entre les doigts flétris d’un Goethe. Ça laisse bras ballants et bouche bée.

Ça vous en a bouché un coin lorsque, jeune homme sans poil au menton, on est tombé sur cette histoire de cheveux et de coiffeur pour dames. Coupons quelques mèches du « Paysan de Paris » (2) : « Les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez-vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfoins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs ! (...) Blondeur des toits, blondeur des vents, blondeur des tables, ou des palmes, il y a des jours entiers de blondeur, des grands magasins de blond, des galeries pour le désir, des arsenaux de poudre d’orangeade (...). Le blond, c’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, un souffle de défaite de la raison (...). Qu’y a-t-il de plus blond que la mousse ? J’ai cru voir du champagne sur le sol des forêts. La mémoire : la mémoire est blonde vraiment. » On ne se remet jamais tout à fait d’avoir lu ça un beau jour.

Le scandale Aragon - l’un des multiples scandales Aragon - réside premièrement en cela : une souveraineté d’écriture pliant tous les genres littéraires à la monarchie de son savoir-faire. « Je n’ai jamais appris à écrire », fanfaronne notre auteur. Le pire est que c’est vrai. On n’apprend pas à écrire. Question de désir. La langue est le sexe de l’esprit.

Ductilité ondoyante du style

Ce dompteur désinvolte aura su la faire danser à coups de caresses et de fouet, matant à la cravache du stylo la syntaxe et le rythme, la rime et l’enjambement. Ballet sur les pointes d’une liberté, d’une dextérité semblant couler de soi, de source. Scandaleuse virtuosité. Même quand Aragon s’abandonne à d’hugoliens vers de mirliton (n’est-ce pas joli, « mirliton » ?), la ductilité ondoyante, reptilienne, de son style enlace la langue française, la culbute voluptueusement comme une femme, sur un accord de tango, sur un soupir de bandonéon. Il fait feu de tous bois, il touille dans l’art sorcier de sa marmite l’ode courtoise des troubadours d’Oc, la ballade des bas-fonds sur la viole d’un Villon, l’arrogance royale de l’alexandrin racinien, l’oracle d’Hugo drapé dans la probité et le lin blanc, le crachat irisé d’Arthur sur la stèle des vieux scribes. Un voyou de Charleville n’a-t-il semé, avec Lautréamont, la graine du surréalisme ?

Vu sa précocité et son insolente culture (le petit Louis de neuf ans dicte à sa mère sa première prose, à dix ans il a lu Dickens, Rolland, les grands Russes), il atteint la puberté en ayant déjà consommé l’héritage (comme on dit du mariage) et a les mains libres pour baiser d’autres muses (3). Aragon tombe à pic sur ce sommet de l’histoire de l’art que va être Dada. On ne fera pas ici une thèse - y’en a à foison - sur cette majuscule révolution fomentée sans le savoir dans les tranchées de Verdun par deux brancardiers qui vomissaient la Grande Guerre, des bleus du nom d’Aragon et de Breton.

Article paru dans l'édition du 1er octobre 1997, dans le journal l'Humanité