11.01.2006

Le moderne par excellence

Le moderne par excellence

ARAGON n’est pas seulement, avec Apollinaire et Péguy, avec Claudel et Valéry, un des plus grands poètes de notre siècle. Héritier de Chateaubriand et de Hugo, il inscrit son nom dans la lignée sans égale de cette littérature française qui, de la « Cantilène de sainte Eulalie », vers la fin du IXe siècle, ou de la « Chanson de Roland », dont tous les écoliers connaissent au moins le nom, jusqu’à Julien Gracq ou Marguerite Yourcenar, court de gloire en gloire sur un peu plus de mille ans. Il contribue à constituer ce trésor commun qui fait l’essentiel de la communauté à laquelle nous appartenons tous : la langue de notre pays. Et il l’illustre mieux que personne. Célébrer le dixième anniversaire de la mort d’Aragon, c’est célébrer ce chef-d’oeuvre collectif qui est notre bien à tous et à chacun : la langue et la littérature françaises.

Ce qui frappe d’abord chez Aragon, c’est la diversité de ses dons. Il est journaliste, il est romancier, il est poète, il est essayiste, il est critique d’art et polémiste. Et, dans chacun de ces genres, dont un seul suffirait à assurer une durable célébrité, il excelle. Aragon est un créateur aux multiples visages et à la facilité déconcertante. Il ne s’exerce pas seulement dans des genres différents. Il épouse tour à tour toutes les passions du siècle. Comme un Picasso, comme un Chaplin, comme un Einstein, il incarne son époque. Il se confond avec elle. Il la traduit et il la marque.

Avant d’illustrer une littérature française dont il sera, par la magie du style, par l’intelligence de la forme, par la tempête des passions, un des maîtres et un des sommets, il s’affrontera d’abord avec elle. Notre littérature est continuité. Elle est aussi rupture. On ne poursuit une lignée qu’en s’opposant à elle. Aragon s’y connaît en refus et en rejet. Il a à peine vingt ans qu’il rompt déjà avec le monde ancien. C’est qu’il a vingt ans dans l’enfer de la Première Guerre mondiale. Il ne donne pas dans le conformisme, dans la routine, dans l’abêtissement. Il veut autre chose. Du nouveau. Dans le sillage d’Apollinaire, il rencontre Breton et Soupault. Et Eluard. Et Tzara. S’il contribue à fonder la revue « Littérature », c’est pour se moquer de la littérature et pour la combattre. Ses pompes, ses solennités, ses ridicules empesés lui sont insupportables. Il se jette dans le dadaïsme, puis dans le surréalisme.

Les textes d’Aragon sont déjà éblouissants. L’écriture automatique est un dogme du surréalisme. Aragon se moque des dogmes. Il écrit avec un brillant, une élégance, une violence, un lyrisme qui ne sont qu’à lui. « Le Paysan de Paris », qui ne soutient aucune intrigue, où n’apparaît aucun personnage, qui n’est rien d’autre qu’une promenade à travers des paysages urbains transfigurés par le rêve, est un enchantement. Aragon est déjà Nerval. Ou Lautréamont. Ou peut-être Rimbaud. Il lui reste à devenir Zola. Et peut-être Hugo. Il sera Aragon.

La sortie du mouvement paroxystique qu’était le surréalisme et les rapports entre surréalisme et communisme constituent une des pages les plus fascinantes de notre histoire intellectuelle. On a pu résumer - un peu en gros - l’itinéraire d’Aragon en trois rencontres décisives : Breton, Elsa Triolet, Staline. Elsa Triolet était la belle-soeur d’un grand poète soviétique, ennemi du monde tel qu’il est, un peu plus âgé qu’Aragon et qui allait se suicider à trente-sept ans : Vladimir Maïakowski. L’influence d’Elsa Triolet l’emporta sur celle de Breton et orienta Aragon vers une conception militante du rôle de l’intellectuel au service de la révolution. Il jeta dans cette bataille nouvelle tout le poids immense d’un talent multiforme. Après l’univers onirique du « Paysan de Paris », ce fut « Hourra l’Oural » et l’exaltation lyrique de l’édification du communisme en Union soviétique.

LE monde réel succédait au monde du rêve. Mais le poète, sans cesse, poursuivait son chemin aux côtés du militant et de l’homme d’action. Non seulement « Aurélien » constitue un admirable roman d’amour dans le cadre général du réalisme socialiste, mais encore l’histoire et ses cruautés vont fournir à Aragon, venu du surréalisme, venu du communisme, l’occasion de revenir à la prosodie traditionnelle et de chanter, plus fort et plus haut que personne, l’amour de la patrie piétinée. Avec le « Crève-Coeur », avec « les Yeux d’Elsa », avec « la Diane française », dans l’amour, dans la colère, dans l’espérance, Aragon devient le plus grand poète populaire de notre temps. Après Villon, après Marot, après La Fontaine, bien sûr, et après Victor Hugo, il est le poète du peuple de France.

La tradition et la révolte, la patrie et la révolution, l’élégance et la force, l’amour et la violence marchent d’un même pas chez Aragon. Il est capable de tout écrire et la variété de son talent stupéfie ceux qui l’approchent. Impossible, naturellement, de faire ici autre chose que d’effleurer très vite quelques-uns des aspects de son génie littéraire. Impossible de citer tous les livres où il ne cesse de s’exprimer avec un éclat confondant. Quand il revient au roman, il brosse une fresque historique où tous les détails sont exacts, où revit toute une époque et qui est un chef-d’oeuvre du genre : « la Semaine sainte ». Il parle des peintres merveilleusement et il inspire en même temps à Brassens, à Ferré, à Ferrat quelques-unes des plus belles chansons de notre temps. Il a été le moderne par excellence. Il a été aussi un de ces talents universels qui poursuivent les ambitions des génies de la Renaissance.

Grâce à François Nourissier, qui est mon ami et qui était très lié avec lui - au point qu’Aragon démissionna des Goncourt qui n’avaient pas couronné un roman de Nourissier -, j’ai eu la chance incomparable de connaître Aragon. Il incarnait pour moi tous les prestiges de la littérature, au-dessus de laquelle je ne mettais rien. L’admiration que je lui ai portée m’a encouragé dans la conviction que l’art de combiner les mots les uns avec les autres ouvrait le chemin d’un des deux seuls paradis - l’un est l’amour, bien entendu, et c’est sans doute le même -, que les hommes puissent connaître ici-bas. Ce n’est un secret pour personne que je ne partageais pas les idées politiques d’Aragon. Je n’ai jamais été communiste. C’était donc qu’il y avait quelque chose qui pouvait unir des hommes que séparait la conception qu’ils se faisaient de la société : c’était l’amour des livres et des mots, c’était la puissance des rêves.

ARAGON a fait rêver des millions de lecteurs, en France et hors de France. Il leur a appris la beauté, l’audace des idées et des formes, la force des passions, l’amour. D’innombrables jeunes gens ont appris ce qu’étaient la langue française et ses mots de tous les jours en répétant après lui les phrases de lumière et de feu qui se confondent à jamais avec lui :

« Je suis plein du silence assourdissant d’aimer...
« Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire...
ou « Au cloître maintenant que Rancé disparaisse.
Il n’a de prix pour nous que dans ce seul moment
Et dans ce seul regard qu’il jette à sa maîtresse
Qui contient toutes les détresses,
Le feu du ciel volé brûle éternellement ».

La première phrase - l’incipit - d’Aurélien : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » est devenue aussi célèbre que la première phrase de « Madame Bovary » ou de « l’Education sentimentale », que la première phrase de Salammbô - « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » -, que la première phrase d’« A la recherche du temps perdu » - « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ».

Surréaliste, communiste, militant révolutionnaire, résistant aussi, héraut de l’internationalisme prolétarien et du patriotisme, blessé, engagé dans toutes les grandes batailles de ce siècle batailleur, Aragon appartient aujourd’hui à notre patrimoine commun : il est un grand poète français, il est un grand écrivain pour tous les hommes de cette Terre. Parce qu’il a su traduire dans une langue éclatante tant de souffrances et de rêves, il entraîne derrière lui, venus de tant d’horizons différents, des peuples d’admirateurs. Je me range parmi eux. Si Aragon n’avait pas écrit « le Paysan de Paris », « les Yeux d’Elsa », « Aurélien », « la Semaine sainte », nous serions tous plus pauvres, plus démunis devant le destin, moins heureux de cette vie, qui est si affreusement cruelle et que les poètes transfigurent.

JE crois qu’Aragon a pris place pour toujours dans l’aventure merveilleuse de la littérature française. C’est déjà beaucoup dire. Je crois qu’il prend place aussi - ce qui est plus encore -, dans l’aventure des hommes en quête de leur destin, à la poursuite de leurs rêves. Il avait sa place, bien entendu, à l’Académie française, entre Julien Green et Lévi-Strauss, entre Dumézil et Ionesco. Pour des raisons différentes, j’aurais voulu faire entrer trois écrivains sous la coupole du quai Conti : Marguerite Yourcenar, Aragon, Raymond Aron. Je n’ai été capable de forcer les barrages que pour la première des trois. Je crois bien, pourtant, que le plus grand des trois était Louis Aragon.

Quelle importance ? Aragon n’a pas besoin de l’Académie pour devenir immortel. Il l’est déjà sur les lèvres de tous ceux « Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas... » - dont ses mots enchanteurs bercent les joies et les peines. Que de fois, sous le soleil et sous la pluie, en Europe, en Asie, sur les chemins de l’été ou dans les neiges de l’hiver, avons-nous récité, à deux, à trois, à quatre, tout seul parfois, ou en foule, les mots ailés d’Aragon ? Il me suffit d’y penser pour que les larmes me viennent aux yeux.

Jean d’Ormesson est membre de l’Académie française.

Article paru dans l'édition du 17 décembre 1992 dans le journal l'Humanité