11.01.2006

Moi, Jean Ristat, exécuteur testamentaire

Moi, Jean Ristat, exécuteur testamentaire

C’était en 1965. Je venais d’écrire « le Lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne ». Je reçois un coup de téléphone d’Aragon : « Voulez-vous venir me voir rue de Varenne, je vous attends demain en fin de journée. » J’ai gardé de cette première rencontre le souvenir d’un homme extraordinairement chaleureux. Il m’a demandé l’autorisation de publier un article et des passages de mon livre. Aragon posant cette question au jeune homme que j’étais, c’était pour moi bouleversant.

La semaine suivante sortent « les Lettres françaises ». A la une, sous le titre « Si vous m’en croyez », le premier article d’Aragon sur moi et, à l’intérieur, deux pages d’extraits du livre. J’imagine que d’autres écrivains pourraient donner des témoignages similaires. Aragon était capable d’écrire longuement à un inconnu qui lui avait envoyé des textes. Capable de téléphoner à n’importe quelle heure du jour et de la nuit lorsqu’il avait lu quelque chose qu’il aimait ou qui l’intéressait. Contrairement au discours un peu reçu, selon lequel il n’aurait été attentif qu’à lui-même, il y avait chez lui une dimension magnifique de générosité, d’attention à l’autre, d’attention à ce qui se crée, à ce qui est en train de naître. Peut-être était-il comme le « généreux » de Descartes, qui admire en l’autre ce qu’il aime en lui.

Toujours est-il que c’est à partir d’un texte de moi que je l’ai vu dans un premier temps, de loin en loin, tantôt seul, tantôt avec d’autres jeunes gens. Il possédait comme personne l’art de la conversation. Il était capable de passer d’un sujet à l’autre avec virtuosité et profondeur. Cet Aragon-là était un homme du XVIIIe siècle, extrêmement élégant, avec ses cheveux neigés. Assis à son bureau, il me citait des vers, tandis que j’étais dans ce grand fauteuil à oreillettes qui emprisonnait ses auditeurs dans une sorte de piège extraordinaire. On pouvait rester là des heures à l’écouter... L’Aragon de ces années-là, c’est l’Aragon qui écrit « Blanche ou l’oubli ».
De 1965 à 1970, nos rapports, nos rencontres se sont rapprochés. En 1970, Elsa meurt. J’avais avec elle des liens très amicaux. Elle m’appelait son complice. Je l’ai interviewée pour France-Culture à l’occasion de son dernier roman, « Le rossignol se tait à l’aube ». Quelques jours avant sa mort, elle m’a téléphoné pour me dire ce qu’elle en pensait. En 1971, j’ai été malade. Aragon est venu à mon chevet. J’avais une hépatite. A ma sortie de l’hôpital, Louis venait dans mon petit studio de banlieue, chaque jour pendant un mois, me rendre visite. Il m’apportait des disques. Je me souviens qu’un jour il m’offrit l’oeuvre complète de Gustav Mahler. Vers la fin de ma maladie, Louis m’a dit : « Où veux-tu aller en convalescence ? » Je lui ai répondu que j’aimerais bien aller au bord de la mer, dans le Midi où je n’étais pratiquement jamais allé. Il est parti chercher un hôtel, et vingt-quatre heures après, il avait trouvé la résidence du Cap-Brun où nous avons ensuite passé onze étés. C’était pour lui un lieu quasi mythique. Il avait vécu une partie de son enfance dans une maison qui jouxte cette résidence.

Du vivant d’Elsa, Louis disait toujours qu’il disparaîtrait le premier. Dans une lettre qui date de 1968, partiellement publiée dans « Blanche ou l’oubli », elle lui écrit cette phrase terrible : « Même ma mort, c’est à toi que cela arriverait. » Cela montre les difficultés du couple Aragon-Triolet. Celles-ci ne datent pas de 1968. Les problèmes se posent à eux au moment même où ils se rencontrent, puis en 1943 au moment où Aragon écrit « Il n’y a pas d’amour heureux ». J’ai officialisé ce que Pierre Daix dit, à savoir l’amitié tendre qu’éprouvait Aragon pour un garçon cette année-là.

Un côté mante religieuse

Le couple Aragon-Elsa est un couple comme tous les couples. La lettre d’Elsa est émouvante, parce qu’on dit toujours qu’elle était castratrice, autoritaire, qu’elle l’empêchait de vivre et de se libérer. Je crois qu’il faut renverser la perspective. C’est peut-être Aragon qui, à force de tant l’embrasser, l’étreindre et la célébrer, à force de tant vouloir qu’elle existe comme écrivain, l’a tuée. Elsa a raconté à Agnès Varda que, lorsqu’elle écrivait ou corrigeait des épreuves, il entrait dans le bureau sans se soucier de ce qui s’y passait. Il était d’une jalousie et d’une possessivité profondément féminine. C’est son côté mante religieuse.

J’en parle savamment. Il était comme ça aussi avec moi. Il avait par exemple choisi pour moi quelques chapitres du manuscrit de son dernier roman, « Théâtre-roman ». Cela s’appelle « Puzzle pour Jean Ristat ». Il terminait ce montage par une note manuscrite disant : « Mais qui existe ?, qui va tuer l’autre ?, lui ou moi ? » Ça aussi, c’est mon histoire avec Louis, à quoi, d’ailleurs, je lui ai répondu par « Lord B. ». Louis disait « Lord Bi » parce qu’il ne supportait pas qu’on dise « Lord Bé. » Pour moi, c’est « Bé », parce qui peut dire « B » doit dire « A » clairement. Sartre affirme que Flaubert était lesbien. Et il y a bien des « hommes lesbiens » au sens où leurs rapports avec les femmes sont des rapports de femme à femme. Je trouve cela tout à fait passionnant, parce que cela complique toutes nos catégories sexuelles. Au lieu d’opposer l’hétérosexualité à l’homosexualité, on se trouve dans une pluralité de rapports sexuels absolument vertigineuse, sur laquelle il n’y a pas de jugement à porter. Qu’Aragon ait été cet homme féminin, lesbien, certes, tout le monde le sait. Puisque tout le monde, sans oser le dire, reconnaissait bien que dans le couple Aragon-Elsa, c’est Elsa qui était l’homme. C’est elle qui l’a pris, quasiment violé, et tout ce que Louis écrit lui-même de ses rapports avec les femmes avant Elsa montre que ce sont les femmes qui le prennent.

Se séparer de lui-même

J’ai dit, à la Fête de l’Humanité, à propos du « Voyage d’Italie », qu’Aragon était Marceline Desbordes-Valmore, qu’il parlait de l’homme avec la voix de la femme. C’est en lisant ce poème que j’ai connu l’homosexualité d’Aragon. C’est dans le texte que je l’ai d’abord entendue. Et je ne me suis pas trompé.

Lors de la donation par Louis de son oeuvre au CNRS, il m’a publiquement rendu légataire universel - son prolongateur, comme il disait alors. J’étais avec lui, à ce moment-là, dans l’amour, dans la complicité, dans la création, dans l’invention. J’étais l’enfant qu’il n’avait pas eu. J’étais, comme il le disait, celui qui lui ressemblait le plus quand il avait mon âge. J’étais un autre lui-même. J’étais celui à qui il passait le relais. Il faut savoir que c’est moi qui lui ai demandé de donner ses manuscrits au CNRS, c’est-à-dire à la nation. Il m’a résisté six mois. Il m’a fallu le convaincre. Lui dire, à un moment donné, qu’il allait mourir. Qu’il fallait qu’il ouvre ses tiroirs. Qu’il se sépare de lui-même. Je le revois préparer son discours, sur une petite table en bois peint. Il a fait cette donation, comme toujours, pour au moins deux raisons. Il l’a fait pour moi et il l’a fait aussi pour la nation. Toute sa vie, Aragon s’est merveilleusement prêté à la déconstruction de son personnage et à la remise en question par les jeunes du grand homme qu’il était. Pour « Lord B. », je me souviens d’un dîner où je lui remis tout ce que j’avais écrit sur lui. Je me souviens de sa pâleur à la fin du repas. Il ne m’a jamais opposé l’ombre d’un reproche. Nous étions dans un rapport de création, d’invention, de bataille.

A chacun de réfléchir ensuite

Je suis l’exécuteur testamentaire d’Elsa Triolet et de Louis Aragon. J’ai vu Aragon, après la mort d’Elsa, trier ses papiers. Dans son bureau, il a trouvé un certain nombre de documents. En particulier, la liste de ses amants qu’elle lui a laissée. J’ai vu Aragon chanceler à cette lecture. Je l’ai vu ensuite détruire cette liste, ainsi qu’un certain nombre de documents. Je l’ai vu beaucoup déchirer. Il a détruit devant moi - et en me le disant - l’essentiel du dossier concernant l’affaire du portrait de Staline. Je considère qu’ayant été témoin du ménage qu’Aragon a fait dans ses affaires, je suis autorisé à tout publier. Et c’est là, à mon sens, ma mission essentielle d’exécuteur testamentaire. Je me dois de donner au public l’essentiel, la totalité, de ce que l’écrivain a laissé. Tout doit être mis à disposition. C’est la raison pour laquelle seront publiés chez Stock les trois ou quatre mille feuillets des « Chroniques du vingtième siècle » d’Aragon. Je pense que l’oeuvre doit être donnée à tout le monde. A chacun de réfléchir ensuite. Ce n’est pas à moi de donner une interprétation, mais c’est à moi de donner les documents à partir desquels on peut réfléchir.

J’ai demandé depuis plusieurs mois, par courrier, au président de la République et au président de la Grande Bibliothèque de France, la bibliothèque François-Mitterrand, d’accueillir les manuscrits d’Aragon et d’Elsa Triolet, aujourd’hui déposés au CNRS, rue de Richelieu. Il me semble que c’est un geste national que d’accepter ces manuscrits. Le poète de Paris doit rester à Paris, au nom de la recherche même, et pour la défense de la recherche, française et internationale. Il faut permettre aux chercheurs de travailler dans des conditions optimales. Il faut que les manuscrits d’Aragon et d’Elsa Triolet soient à la disposition de la nation, à la disposition de tous. Et ce n’est pas à Saint-Arnoult-en-Yvelines que ces manuscrits pourront être consultés par tous.

JEAN RISTAT

Article paru dans l'édition du 3 octobre 1997 dans le journal l'Humanité