11.01.2006

Aragon est là

" Aragon est là "

Soirée exceptionnelle hier, dans les locaux du journal en hommage à la mémoire de louis Aragon, vingt ans après sa disparition.

Jean Ristat, Edmonde Charles-Roux, Pierre Bourgeade, Vénus Khoury-Gata...ont salué la sortie d’un hors-série consacré au poête, journaliste et romancier, qu’était l’auteur du Fou d’Elsa...
C’est par cette constatation aux allures de provocation qu’il est tentant de résumer la soirée où était présenté le numéro hors série de l’Humanité consacré au vingtième anniversaire de la mort de l’écrivain. Nous la devons à Edmonde Charles-Roux, présidente de la fondation Aragon-Elsa Triolet. Aragon était là, en effet, dans les pages de ce modeste hommage qui, au fond, ne manque pas d’ambition.

" Vingt ans après ce 24 décembre 1982, où Louis Aragon s’est éteint, peut-on encore surprendre ? Qu’offrir à voir et à lire qui n’ait pas déjà été lu ou écrit ? À la première question que se pose un journaliste et son lecteur - Quoi de neuf ? Que répondre aujourd’hui ? " interrogeait Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité, dans son allocution introductive. Question d’autant plus pertinente que, tout à la fois, Aragon - comme tout écrivain, si grand soit-il pendant les années qui suivent immédiatement sa mort - risque un relatif oubli, et que les hommages posthumes ont pour conséquence d’épuiser facilement le sujet. Rien de tel avec Aragon.

" Peut-être qu’avec Aragon on n’en a jamais tout à fait fini ", rappelait Patrick Le Hyaric. " Il reste encore beaucoup à découvrir. Les contrées de ce "continent d’écriture" ne sont pas encore toutes explorées. Oui, le "continent Aragon" est vaste. Des milliers et des milliers de pages, de romans, de poésie, d’articles, de conférences, d’interventions sur la scène de l’art et de la politique. Dans l’incandescence des mots, décrivant, analysant les bruits et les fureurs de son siècle, Aragon a tenté de renommer le monde pour le réinventer. Ainsi, celui que certains promettaient à l’oubli est l’objet de multiples redécouvertes : celles des étudiants des classes préparatoires à Normale Sup. qui planchent sur le Paysan de Paris ; celles des candidats à l’agrégation qui eurent ses ouvres à leur programme ; mais aussi celles d’artistes qui s’approprient ses poèmes tels Bernard Lavilliers, Pierre Arditi ou encore Gérard Depardieu, le week-end dernier, à l’Hôtel de Ville de Paris, avec la fondation Louis Aragon-Elsa Triolet animée par Bernard Vasseur. "

La vitalité d’Aragon qui se manifeste par cet intérêt jamais démenti, du chercheur au chanteur, de l’amoureux au militant, sa présence dans tous les genres, sur tous les terrains éveillent à l’Humanité un écho particulier, rappelle le directeur du journal, " C’est aussi à une découverte que nous invitons avec la publication - inédite depuis lors - d’articles de Louis Aragon lorsqu’il était journaliste à l’Humanité, accompagné de celui d’Alexandre Courban qui retrace son passage et son apport au journal dans une période charnière. Aragon arrive à l’Humanité en 1933. Le journal compte alors 25 journalistes. Il les rejoint avec six autres rédacteurs à "l’essai". Il entre d’abord à la rubrique des "informations générales", puis à celle des "informations politiques" où il est responsable à la fois de l’actualité des intellectuels et de celle des... petits commerçants. De la lecture de ses articles, je retiens combien, Louis le journaliste, le reporter, le chroniqueur ne détache aucun fait, aucune information de la condition humaine, du destin de l’Humanité, des circonstances politiques et sociales du moment. Comme dans toute son ouvre, il s’engage, prend les risques que cet engagement implique. Il prend parti par l’écriture, avec son cour, sa tête et son souffle. Alors qu’un débat a lieu au sein de la direction de l’Humanité d’alors sur l’opportunité de traiter de l’affaire Nozière, Louis Aragon est désigné par Paul Vaillant-Couturier pour suivre le procès. Là encore, il s’investit avec passion en faveur de Violette Nozière. Sa chronique judiciaire est un plaidoyer permanent pour l’amour. L’Humanité, à ce moment-là, double son tirage. Et, Violette sera réhabilitée... en 1963, trente ans plus tard. Reportages, chroniques judiciaires ou littéraires, analyses politiques, brèves ou enquêtes, il n’y a pas de sujets, pas de rubriques mineures à l’Humanité. À chaque fois, Louis Aragon tisse le lien entre l’individuel et le collectif, le singulier et l’universel. L’émotion ne tue pas l’information. La mise en perspective ne tord pas la déontologie. "

Cette leçon de journalisme qu’Aragon nous donne prend un sens particulier quand on retrace la carrière de l’homme de presse, du directeur de Ce Soir, de l’animateur de Commune, du cofondateur des Lettres françaises, dans un contexte marqué par les difficultés de la presse et de l’Humanité en particulier. Elle se conjugue avec celle que donne l’homme politique, qui, dans le danger, la victoire, les erreurs et les avancées, resta un communiste, et se fit un devoir de faire progresser son parti, et pas seulement en matière culturelle.

Toute sa vie, il resta celui qui écrivait " il n’y a pas de pensée hors des mots, les batailles se livrent dans le champ de pommes de terre des mots " et ou il demande à tout écrivain d’être " ce nageur sous l’eau, d’émerger loin d’où il a plongé, là où personne ne l’attend ". Et il le fit comme personne.

Edmonde Charles-Roux, revenant sur la gageure que constitue une parole neuve autour d’Aragon souligne que la publication de ce numéro hors série en relève de belle manière le défi. Par ses inédits, retrouvés par Michel Apel-Muller, par des témoignages nouveaux, et par la publication des textes du journaliste Louis Aragon. La présidente de la fondation Aragon-Elsa Triolet note qu’Aragon est un des rares écrivains à n’avoir pas connu ce temps d’oubli, plus ou moins long qu’on dénomme purgatoire. " Aragon n’est pas parti. " Dès le lendemain de sa mort, ses amis se sont attelés à la tâche de faire vivre sa mémoire, ses textes, les lieux qu’il avait choisis. La restauration et l’animation du moulin, avec notamment Michel Apel-Muller, puis Bernard Vasseur, eurent de toujours le concours de tous les gouvernements, quels qu’ils soient, et l’apport décisif de l’héritier de Louis Aragon, Jean Ristat. À eux tous, ils ont fait de la dernière demeure de l’écrivain " le berceau et la source "

Jean Ristat place d’emblée Aragon sous le double signe de l’insoumission et de la fidélité. " Il nous laisse, à nous ses héritiers, une ouvre et une vie à lire et à relire (...). Qu’avons nous fait, qu’allons nous faire de cet héritage ? Avant de l’abandonner peut-être "comme une hypothèse" selon ses propres mots, il me paraît nécessaire de prendre le temps de la réflexion et de l’étude. " Et d’insister sur l’immense masse de textes inédits, articles, critiques, interventions au Comité central et autres, et le risque " pour l’honnêteté des analyses " de ne pas disposer de l’intégralité du " corpus aragonien ". Jean Ristat rappelle l’importance politique de ces savoirs, qui touchent à l’histoire d’un pays et d’un parti, et à sa vie et de ses orientations contemporaines. Il rappelle les leçons que l’exemple d’Aragon a permis et permet aujourd’hui de tirer. Même dans les périodes d’erreur et de contrainte, Aragon sut déployer toutes les ressources de son art de la contrebande, par exemple quand il étendit la notion de réalisme socialiste aux mesures de l’universel. Et, citant Aragon dans une méditation sur les rapports du journaliste et du poète, écrite dans France nouvelle en décembre 1959 :

" Un poème c’est daté comme un article. Pas seulement les miens. La différence est que le caractère circonstanciel de ce qu’il écrit est l’orgueil du journaliste et sinon la honte, du moins la pudeur du poète, qui cherche à l’effacer, par une espèce de goût amer de l’éternité qu’il a dans sa bouche, comme une gorgée d’eau de mer. "

le dernier mot resta à Aragon lu par Jacques Zabor sur les notes du pianiste Jean-Alain Michel.
Une soirée ouverte sur l’avenir, répondant au vou d’Aragon cité par le directeur de l’Humanité :
Hommes de demain soufflez sur les charbons
À vous de dire ce que je vois

A.N.

Article paru dans l'édition du 19 décembre 2002 dans le journal l'Humanité