Aragon, quel héritage?
Aragon, quel héritage ?
Aragon est mort dans la nuit du 23 au 24 décembre 1982, un peu plus d’un an après l’arrivée de l’union de la gauche au pouvoir.
Quatre ministres communistes participaient au gouvernement de la France. Aragon, qui avait tant ouvré au sein de son parti pour l’alliance avec le Parti socialiste, soutenu le candidat de la gauche unie, François Mitterrand, à l’élection présidentielle, n’eut pas d’obsèques nationales au prétexte, me dit-on, que cela n’était pas dans la tradition socialiste. Il fallut cinq jours d’âpres tractations entre le PS et le PC pour trouver un compromis : Aragon, avant d’être inhumé dans l’intimité, ferait l’objet d’une cérémonie, place du Colonel-Fabien, organisée par le PCF, au cours de laquelle Pierre Mauroy, alors premier ministre, prendrait la parole. Comme je considérais qu’Aragon n’était l’otage d’aucun parti, je revins à la charge et demandai cette fois un hommage national qui, semble-t-il, est une pratique plus conforme aux idéaux démocratiques du Parti socialiste. Les mois passaient et je ne voyais rien venir. J’eus donc l’audace de m’enquérir des raisons du silence élyséen. Peut-être craignait-on de mécontenter les lecteurs du Figaro ? Ils n’avaient pas, à ma connaissance, été autrement troublés par le bel hommage que Jean d’Ormesson avait rendu à Aragon, au lendemain de sa mort, " Je l’admire plus que personne. " Il ne semble pas, non plus, que les lecteurs de Jean Dutourd aient protesté lorsque ce dernier proposa dans France-Soir de débaptiser le boulevard Arago pour l’appeler boulevard Aragon. Soit dit en passant, on attend toujours que le nom d’Aragon soit donné à une rue de Paris et pas seulement à une allée dans les Halles comme c’est le cas aujourd’hui. Mais, peut-être, ne savait-on pas, dans les officines ministérielles concernées, quels poèmes d’Aragon faire lire dans les écoles de France ? J’aurais volontiers proposé un choix de poèmes au ministre de l’Éducation nationale de l’époque dans lequel il n’aurait, je le concède, eut que l’embarras de décider entre les Lilas et les Roses, Richard II quarante, la Rose et le Réséda ou les Yeux d’Elsa. L’idée me vint que, peut-être, au plus haut niveau de l’État, la perplexité n’était pas moins grande.
Mais de quoi se plaint-on ? N’avait-il pas reçu la Légion d’honneur, en 1981, dans les salons de l’Élysée ? Il n’était pas dupe cependant. Le nouveau récipiendaire remercie le président : " Vous m’avez fait beaucoup d’honneur ", qui lui répond : " C’est beaucoup d’honneur et c’est bien peu. " " Eh bien, nous voilà tous avec un petit bout de chiffon rouge ", s’écria Aragon. Éclat de rire général.
François Mitterrand, en 1983, visita l’appartement parisien d’Aragon, rue de Varenne. Sa démarche était strictement privée. Aucun journaliste ne fut admis. Il put constater à cette occasion que le poète en avait fait une véritable ouvre d’art : les murs étaient recouverts d’ouvres surréalistes, de dessins et de fresques de la main d’Aragon comme un immense collage où le visiteur pouvait lire l’histoire de notre XXe siècle.
Je proposai au président d’en faire un musée. N’était-il pas naturel que l’on gardât mémoire, dans la capitale de la France, du poète qui avait tant chanté Paris ? François Mitterrand m’impressionna par son silence qu’il voulut bien rompre lorsque, avant de partir, je lui offris quelques éditions originales - n’était-il pas un fin bibliophile ? Il me confia qu’il avait dans sa bibliothèque tous les opuscules d’Aragon. Opuscules ? Entendez ouvres à caractère strictement politique publiées sous forme de plaquettes par les éditions du PCF. La réponse, ainsi décodée, était sans ambiguïté. Aragon restait pour lui, à ce moment-là, avant tout, un communiste. Pas un écrivain. On a donc, après que j’eus vidé les lieux, démoli l’appartement du poète avec ses fresques pour en faire des bureaux, le bâtiment appartenant à Matignon.
Aragon, entre autres dispositions testamentaires, léguait son moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines (où il repose aux côtés d’Elsa Triolet) à l’État français comme il avait donné, en 1976, à " la Nation française, quelle que soit la forme de son gouvernement, lettres, manuscrits et documents ainsi que ceux d’Elsa Triolet ". En 1985, après mûres réflexions, le legs put enfin être délivré. Le moulin devint propriété d’État.
Les années passèrent, l’union de la gauche rendit ce qu’il lui restait d’illusions. Le Parti communiste français n’oublia pas le poète, le défendit et contribua dans la mesure de ses moyens, avec les pouvoirs publics, à l’entretien du moulin et à la création d’une Association pour la Fondation Aragon-Triolet. Ce que je viens de raconter n’est pas anecdotique mais doit se lire comme le symptôme d’un projet politique qui commence dès les premières années du règne de François Mitterrand à s’installer. " Tout de même la littérature est une affaire sérieuse, pour un pays, elle est, au bout du compte son visage ", écrivait Aragon. Quel visage de la France commençait alors à se dessiner ? Que voulait-on, sinon effacer, du moins oublier, refouler ? La célébration du bicentenaire de la Révolution de 1789 l’a montré avec impudeur. Il fallait une politique-spectacle qui vidait l’histoire de son mouvement, de ses contradictions, en un mot de l’élan révolutionnaire avec ses espoirs, ses rêves, ses excès et ses folies parfois criminelles. Le visage de la France était ainsi remodelé, sans mémoire, sans ombre, sans grandeur. " Où êtes-vous Monsieur Robespierre ? " écrivait le poète. On le voit bien, Aragon dérangeait - c’est le moins qu’on puisse dire - la gauche non communiste. Mais aussi, au fil des années, le PCF. Dans la préoccupation grandissante de ce qu’on appelle, selon les sensibilités, sa mutation ou sa refondation, qui le retint de plus en plus au long de la dernière décennie, on eut l’impression, peu à peu, que la grande ombre du poète l’embarrassait plus qu’elle ne l’aidait à réfléchir sur son histoire et par conséquent sur son avenir. " Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse ", avait écrit Aragon déjà dans l’Épilogue des Poètes en 1960 ! Les rapports d’Aragon avec le PCF mériteraient une longue analyse. Nous la laisserons, provisoirement, de côté ; sauf à remarquer cependant que, dans les dernières années de sa vie, l’image d’Aragon permit au PCF de masquer l’absence d’une politique culturelle, l’abandon, peu à peu, de toute initiative de dialogue avec les intellectuels qui, un à un, avec fracas ou dans le silence, s’en sont allés vers d’autres rivages !
Je ne le répéterai jamais assez : Aragon est d’abord un écrivain qu’il faut commencer à lire. D’urgence. Partons de là, le reste suivra car chez lui tout est écriture. Il nous laisse, à nous tous ses héritiers, une ouvre et une vie sans qu’on puisse démêler l’une de l’autre, à lire et à relire. C’est notre tâche aujourd’hui, notre exigence à nous qui sommes en charge de l’avenir. Il passa la main ou le témoin, comme on dit d’un coureur de fond à bout de souffle, il y a vingt ans. Qu’avons-nous fait, qu’allons-nous faire de cet héritage ? Avant de l’abandonner peut-être comme une hypothèse parmi d’autres, pourquoi pas, il me paraît nécessaire cependant de se garder de toute précipitation et de prendre le temps de la réflexion et de l’étude. Non pour répéter, par habitude ou paresse intellectuelle, les analyses d’autrefois. La chute du mur de Berlin, ce qu’on appelle l’effondrement du communisme soviétique, contribue à desserrer la tenaille politicienne dans laquelle on enfermait l’écrivain Aragon. Il va falloir cette fois affronter une ouvre, un parcours sans biaiser, sans tricher avec nous-mêmes. Aragon est notre histoire, celle des communistes bien sûr mais aussi, celle de la France du XXø siècle. À ne pas l’affronter dans ce qu’elle comporte d’erreurs, d’illusions mais aussi de grandeur et de richesse, on manquerait encore une fois à l’avenir dont nous sommes comptables. En ce qui nous concerne, nous communistes, l’affaire est d’importance. Nous n’avons pas toujours résisté à la tentation " d’instrumentaliser " l’écrivain ou l’intellectuel y compris Aragon qui, parfois, s’est prêté, comme tant d’autres, à ce jeu, non toutefois sans cesser de pratiquer la contrebande. Nous pourrions, par exemple, réfléchir sur l’usage qu’il fit de la notion de réalisme socialiste et étudier comment, peu à peu, il l’a détournée, infléchie, pour la porter à l’universel : " L’art et la littérature ne sont pas l’affaire des artistes et des écrivains séparément des autres hommes. " Mais on s’interrogera aussi sur le journaliste Aragon, dont les articles à l’Humanité, à France-Nouvelle, à Ce soir, aux Lettres françaises (entre autres, car le corpus aragonien en ce domaine reste à établir) montrent comment le travail d’écriture, son cheminement produit du politique. Avec Aragon, le journalisme est un art. Écrivain et communiste, et non l’inverse. Une réflexion reste à faire sur la conjonction. Il ne dit pas écrivain communiste. " Il ne fait que m’ennuyer (...) celui qui, par exemple, puisque je suis communiste, écrirait un livre qui supposerait la difficulté déjà résolue, ou qui croirait la résoudre par son livre... Je veux dire qui fabriquerait dans son livre un monde communiste ne soulevant pas d’objection, qui écrirait pour les convaincus le livre de ma conviction, celui-là, je dois le dire, serait pour moi purement et simplement illisible. "
Je n’indique que quelques pistes. Je ne parle pas de bilan ou de mémoire, certes toujours à faire ou à raviver. J’essaie, par des chemins de traverse et en tâtonnant, de lire autrement Aragon, de nous lire en sortant du lit des habitudes et des conformismes.
Même communistes, elles ne sont pas moins la trame des vieux habits qu’il nous faut quitter pour enfin penser. Oser. Dans la reprise de l’héritage d’Aragon, " reprise à la fois critique mais qui repousse tout sociologisme vulgaire ", il y a aussi ceci : " Rien n’est dangereux comme l’utopie, elle endort les gens, et quand la réalité les réveille ils sont comme des somnambules sur le bord d’un toit, ils en tombent. "
(*) Écrivain
Article paru dans l'édition du 24 décembre 2002, dans le journal l'Humanité