11.01.2006

Aragon, quel héritage?

ARAGON

Aragon, quel héritage ?

Aragon est mort dans la nuit du 23 au 24 décembre 1982, un peu plus d’un an après l’arrivée de l’union de la gauche au pouvoir.

Quatre ministres communistes participaient au gouvernement de la France. Aragon, qui avait tant ouvré au sein de son parti pour l’alliance avec le Parti socialiste, soutenu le candidat de la gauche unie, François Mitterrand, à l’élection présidentielle, n’eut pas d’obsèques nationales au prétexte, me dit-on, que cela n’était pas dans la tradition socialiste. Il fallut cinq jours d’âpres tractations entre le PS et le PC pour trouver un compromis : Aragon, avant d’être inhumé dans l’intimité, ferait l’objet d’une cérémonie, place du Colonel-Fabien, organisée par le PCF, au cours de laquelle Pierre Mauroy, alors premier ministre, prendrait la parole. Comme je considérais qu’Aragon n’était l’otage d’aucun parti, je revins à la charge et demandai cette fois un hommage national qui, semble-t-il, est une pratique plus conforme aux idéaux démocratiques du Parti socialiste. Les mois passaient et je ne voyais rien venir. J’eus donc l’audace de m’enquérir des raisons du silence élyséen. Peut-être craignait-on de mécontenter les lecteurs du Figaro ? Ils n’avaient pas, à ma connaissance, été autrement troublés par le bel hommage que Jean d’Ormesson avait rendu à Aragon, au lendemain de sa mort, " Je l’admire plus que personne. " Il ne semble pas, non plus, que les lecteurs de Jean Dutourd aient protesté lorsque ce dernier proposa dans France-Soir de débaptiser le boulevard Arago pour l’appeler boulevard Aragon. Soit dit en passant, on attend toujours que le nom d’Aragon soit donné à une rue de Paris et pas seulement à une allée dans les Halles comme c’est le cas aujourd’hui. Mais, peut-être, ne savait-on pas, dans les officines ministérielles concernées, quels poèmes d’Aragon faire lire dans les écoles de France ? J’aurais volontiers proposé un choix de poèmes au ministre de l’Éducation nationale de l’époque dans lequel il n’aurait, je le concède, eut que l’embarras de décider entre les Lilas et les Roses, Richard II quarante, la Rose et le Réséda ou les Yeux d’Elsa. L’idée me vint que, peut-être, au plus haut niveau de l’État, la perplexité n’était pas moins grande.

Mais de quoi se plaint-on ? N’avait-il pas reçu la Légion d’honneur, en 1981, dans les salons de l’Élysée ? Il n’était pas dupe cependant. Le nouveau récipiendaire remercie le président : " Vous m’avez fait beaucoup d’honneur ", qui lui répond : " C’est beaucoup d’honneur et c’est bien peu. " " Eh bien, nous voilà tous avec un petit bout de chiffon rouge ", s’écria Aragon. Éclat de rire général.

François Mitterrand, en 1983, visita l’appartement parisien d’Aragon, rue de Varenne. Sa démarche était strictement privée. Aucun journaliste ne fut admis. Il put constater à cette occasion que le poète en avait fait une véritable ouvre d’art : les murs étaient recouverts d’ouvres surréalistes, de dessins et de fresques de la main d’Aragon comme un immense collage où le visiteur pouvait lire l’histoire de notre XXe siècle.

Je proposai au président d’en faire un musée. N’était-il pas naturel que l’on gardât mémoire, dans la capitale de la France, du poète qui avait tant chanté Paris ? François Mitterrand m’impressionna par son silence qu’il voulut bien rompre lorsque, avant de partir, je lui offris quelques éditions originales - n’était-il pas un fin bibliophile ? Il me confia qu’il avait dans sa bibliothèque tous les opuscules d’Aragon. Opuscules ? Entendez ouvres à caractère strictement politique publiées sous forme de plaquettes par les éditions du PCF. La réponse, ainsi décodée, était sans ambiguïté. Aragon restait pour lui, à ce moment-là, avant tout, un communiste. Pas un écrivain. On a donc, après que j’eus vidé les lieux, démoli l’appartement du poète avec ses fresques pour en faire des bureaux, le bâtiment appartenant à Matignon.

Aragon, entre autres dispositions testamentaires, léguait son moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines (où il repose aux côtés d’Elsa Triolet) à l’État français comme il avait donné, en 1976, à " la Nation française, quelle que soit la forme de son gouvernement, lettres, manuscrits et documents ainsi que ceux d’Elsa Triolet ". En 1985, après mûres réflexions, le legs put enfin être délivré. Le moulin devint propriété d’État.

Les années passèrent, l’union de la gauche rendit ce qu’il lui restait d’illusions. Le Parti communiste français n’oublia pas le poète, le défendit et contribua dans la mesure de ses moyens, avec les pouvoirs publics, à l’entretien du moulin et à la création d’une Association pour la Fondation Aragon-Triolet. Ce que je viens de raconter n’est pas anecdotique mais doit se lire comme le symptôme d’un projet politique qui commence dès les premières années du règne de François Mitterrand à s’installer. " Tout de même la littérature est une affaire sérieuse, pour un pays, elle est, au bout du compte son visage ", écrivait Aragon. Quel visage de la France commençait alors à se dessiner ? Que voulait-on, sinon effacer, du moins oublier, refouler ? La célébration du bicentenaire de la Révolution de 1789 l’a montré avec impudeur. Il fallait une politique-spectacle qui vidait l’histoire de son mouvement, de ses contradictions, en un mot de l’élan révolutionnaire avec ses espoirs, ses rêves, ses excès et ses folies parfois criminelles. Le visage de la France était ainsi remodelé, sans mémoire, sans ombre, sans grandeur. " Où êtes-vous Monsieur Robespierre ? " écrivait le poète. On le voit bien, Aragon dérangeait - c’est le moins qu’on puisse dire - la gauche non communiste. Mais aussi, au fil des années, le PCF. Dans la préoccupation grandissante de ce qu’on appelle, selon les sensibilités, sa mutation ou sa refondation, qui le retint de plus en plus au long de la dernière décennie, on eut l’impression, peu à peu, que la grande ombre du poète l’embarrassait plus qu’elle ne l’aidait à réfléchir sur son histoire et par conséquent sur son avenir. " Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse ", avait écrit Aragon déjà dans l’Épilogue des Poètes en 1960 ! Les rapports d’Aragon avec le PCF mériteraient une longue analyse. Nous la laisserons, provisoirement, de côté ; sauf à remarquer cependant que, dans les dernières années de sa vie, l’image d’Aragon permit au PCF de masquer l’absence d’une politique culturelle, l’abandon, peu à peu, de toute initiative de dialogue avec les intellectuels qui, un à un, avec fracas ou dans le silence, s’en sont allés vers d’autres rivages !

Je ne le répéterai jamais assez : Aragon est d’abord un écrivain qu’il faut commencer à lire. D’urgence. Partons de là, le reste suivra car chez lui tout est écriture. Il nous laisse, à nous tous ses héritiers, une ouvre et une vie sans qu’on puisse démêler l’une de l’autre, à lire et à relire. C’est notre tâche aujourd’hui, notre exigence à nous qui sommes en charge de l’avenir. Il passa la main ou le témoin, comme on dit d’un coureur de fond à bout de souffle, il y a vingt ans. Qu’avons-nous fait, qu’allons-nous faire de cet héritage ? Avant de l’abandonner peut-être comme une hypothèse parmi d’autres, pourquoi pas, il me paraît nécessaire cependant de se garder de toute précipitation et de prendre le temps de la réflexion et de l’étude. Non pour répéter, par habitude ou paresse intellectuelle, les analyses d’autrefois. La chute du mur de Berlin, ce qu’on appelle l’effondrement du communisme soviétique, contribue à desserrer la tenaille politicienne dans laquelle on enfermait l’écrivain Aragon. Il va falloir cette fois affronter une ouvre, un parcours sans biaiser, sans tricher avec nous-mêmes. Aragon est notre histoire, celle des communistes bien sûr mais aussi, celle de la France du XXø siècle. À ne pas l’affronter dans ce qu’elle comporte d’erreurs, d’illusions mais aussi de grandeur et de richesse, on manquerait encore une fois à l’avenir dont nous sommes comptables. En ce qui nous concerne, nous communistes, l’affaire est d’importance. Nous n’avons pas toujours résisté à la tentation " d’instrumentaliser " l’écrivain ou l’intellectuel y compris Aragon qui, parfois, s’est prêté, comme tant d’autres, à ce jeu, non toutefois sans cesser de pratiquer la contrebande. Nous pourrions, par exemple, réfléchir sur l’usage qu’il fit de la notion de réalisme socialiste et étudier comment, peu à peu, il l’a détournée, infléchie, pour la porter à l’universel : " L’art et la littérature ne sont pas l’affaire des artistes et des écrivains séparément des autres hommes. " Mais on s’interrogera aussi sur le journaliste Aragon, dont les articles à l’Humanité, à France-Nouvelle, à Ce soir, aux Lettres françaises (entre autres, car le corpus aragonien en ce domaine reste à établir) montrent comment le travail d’écriture, son cheminement produit du politique. Avec Aragon, le journalisme est un art. Écrivain et communiste, et non l’inverse. Une réflexion reste à faire sur la conjonction. Il ne dit pas écrivain communiste. " Il ne fait que m’ennuyer (...) celui qui, par exemple, puisque je suis communiste, écrirait un livre qui supposerait la difficulté déjà résolue, ou qui croirait la résoudre par son livre... Je veux dire qui fabriquerait dans son livre un monde communiste ne soulevant pas d’objection, qui écrirait pour les convaincus le livre de ma conviction, celui-là, je dois le dire, serait pour moi purement et simplement illisible. "
Je n’indique que quelques pistes. Je ne parle pas de bilan ou de mémoire, certes toujours à faire ou à raviver. J’essaie, par des chemins de traverse et en tâtonnant, de lire autrement Aragon, de nous lire en sortant du lit des habitudes et des conformismes.

Même communistes, elles ne sont pas moins la trame des vieux habits qu’il nous faut quitter pour enfin penser. Oser. Dans la reprise de l’héritage d’Aragon, " reprise à la fois critique mais qui repousse tout sociologisme vulgaire ", il y a aussi ceci : " Rien n’est dangereux comme l’utopie, elle endort les gens, et quand la réalité les réveille ils sont comme des somnambules sur le bord d’un toit, ils en tombent. "

(*) Écrivain

Article paru dans l'édition du 24 décembre 2002, dans le journal l'Humanité

Un combat de vingt ans

Un combat de vingt ans

Il est assez rare qu’une revue littéraire publiée sans l’aide d’un éditeur ou d’un mécène dure plus de vingt ans. C’est pourtant le cas de Faites entrer l’infini éditée depuis 1986 par la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. Cette association dont le président est Jean Ferrat et le secrétaire général Jean Ristat, déploie depuis sa création une activité soutenue et compte 500 adhérents. Faites entrer l’infini, qui est sa principale publication (mais pas la seule), a atteint un niveau de qualité dont témoigne le dernier numéro qui fait une large place à Tristan Tzara.

Être en charge d’écrivains de l’envergure d’Aragon et d’Elsa Triolet (celle-ci beaucoup moins connue, et bien à tort) n’est pas une mince affaire. L’ampleur des problèmes traités par leurs oeuvres mais aussi par leurs combats littéraires, artistiques et politiques confère à ceux qui se revendiquent d’eux une responsabilité particulière puisqu’il faut présenter les questions posées par leurs oeuvres alors que celles-ci sont souvent mal connues ou l’objet d’attaques qui en brouillent la perception. Faites entrer l’infini a opté pour une formule d’ouverture sur tous les champs littéraires et artistiques en relation avec Aragon, devenant en quelque sorte un instrument de mémoire des écrivains et intellectuels progressistes. Aussi y trouve-t-on - et c’est une des rares publications littéraires françaises qui s’en préoccupent ainsi - des études sur les personnalités proches d’Aragon, sans exclusives politiques. René Crevel, Pierre Unik, Pierre Seghers, Paul Eluard, Pierre Courtade, Francis Jourdain, Adolf Hoffmeister, Rafaël Alberti, Jean Prévost, Antoine Vitez et bien d’autres, sont au sommaire des 40 numéros de Faites entrer l’infini. Le dernier numéro présente tous les textes d’Aragon sur Tzara, en particulier l’Homme Tzara et l’Aventure terrestre de Tristan Tzara, qui font partie des grands textes qu’Aragon écrivit à l’occasion de la mort de ses amis.

La revue accueille des peintres, des sculpteurs, des photographes. On trouve ainsi des reproductions de Jean-Pierre Jouffroy, Georges Bauquier, Gérard Titus-Carmel, Ernest Pignon-Ernest, Claude Bricage, Ladislas Kijno, Hans Erni, Louis Bancel, Willy Maywald, Helios Gomez, Gianni Burattoni, etc.

Une deuxième publication, les Annales, présente des dossiers sur des questions historiques, littéraires ou politiques, par exemple sur les débats du Comité central d’Argenteuil en 1966 ou le colloque de Romans sur la Résistance. Le dernier numéro comporte les textes qu’Aragon a écrits sur Romain Rolland, qui est loin d’avoir la place qu’il mérite dans la république des lettres.
La société des Amis édite des textes inédits (les Souvenirs de Vladimir Pozner, Aragon l’homme au gant de Jean Ristat) et réimprime certains livres épuisés. Par exemple l’Almanach des Lettres françaises (publié clandestinement en 1944), Ce n’était qu’un passage de ligne ou les Proverbes d’Elsa Triolet auxquels viennent de s’ajouter Dix jours en Espagne, reportage sur l’Espagne de la guerre civile qui n’avait pas été l’objet d’une édition en livre.

Ces activités ne sont qu’un des aspects de son travail. Elle réalise et fait circuler des expositions fort appréciées par les collectivités. Elles sont en général l’occasion de conférences.

La lutte idéologique pour contrôler les esprits et les contraindre à accepter plus d’exploitation et de précarité atteint des sommets avec la perspective de criminaliser tout ce qui de près ou de loin est suspect d’avoir soutenu le communisme. Mettre en échec l’offensive de ce nouveau « talon de fer » passe aussi par l’héritage culturel des grands intellectuels progressistes. Défendre, développer, faire connaître cet héritage est une forme de résistance contre ces menaces nouvelles. Cette résistance ne saurait être abandonnée sans péril pour l’avenir. Il faut aussi savoir qu’elle ne donnera pas de fruits si elle reste le domaine de quelques personnes.

Aragon et Elsa sont certainement de ceux qui ont le plus fait pour libérer la culture de ses entraves, y compris de celles qui parasitent le mouvement populaire. Les amis de Louis Aragon et Elsa Triolet participent d’un combat qu’il faut généraliser si l’on veut éviter que l’ensemble des citoyens et avant tout les jeunes ne deviennent des consommateurs sans perspectives des derniers gadgets culturels en vogue, ou, inversement, que la culture ne soit le jardin privé de quelques privilégiés, protégés du bruit et de la fureur du monde tel que nous le voyons.

Par François Eychart, rédacteur en chef de la revue Faites entrer l’infini.

Article paru dans l'édition du 12 mai 2006, dans le journal l'Humanité

Aragon, 20 ans après

Aragon, vingt ans après ?

Plusieurs centaines de personnes se sont pressées ce week-end au moulin de Saint-Arnoult, dernière demeure de Louis Aragon et d’Elsa Triolet. Philippe Apeloig, Pierre Arditi, Bernard Lavilliers et Philippe Caubère ont, à leur manière, évoqué l’écrivain dont on célèbre les vingt ans de la disparition.

Il faut appeler les choses par leur nom. Un texte d’Aragon, écrit et prononcé en 1959 à la Mutualité lors d’une conférence organisée par les Jeunesses communistes, en présence de Maurice Thorez. Voilà le premier extrait choisi et lu par Pierre Arditi. Suivront la Valse des adieux, les Propos décousus, le Soliloque du comédien, Servitude et grandeur des Français (les Bons voisins), des textes lus sans contraintes chronologiques, piochés dans l’immensité de l’ouvre aragonienne. Bernard Lavilliers reprend le répertoire d’Aragon mis en musique par Ferré, propose d’autres orchestrations, chante la Rose et le Réséda seul, à la guitare. La partition est écrite de la veille. Philippe Apeloig a fait le voyage de New York tout spécialement pour être de la partie. Sur ses affiches, les lettres rivalisent avec les mots dans une calligraphie chorégraphiée comme en un miroir déformant qui s’amuserait à dénicher des sens égarés. Voici trois artistes contemporains qui ne s’enlisent pas dans les pesanteurs d’une commémoration convenue. Un état d’esprit qui anime aussi Bernard Vasseur, directeur des lieux.

D’ailleurs, quoi de plus naturel, pour évoquer l’écrivain, que de redonner à entendre ses mots qui, quarante, vingt ou trente ans après, n’ont pas vocation à être érigés en vérités mais demeurent des libres propos qui questionnent l’art, la création, l’amour, l’engagement. Aragon a dérangé de son vivant. Mort, il continue de déranger tous les tenants de vérités premières, alors que la raison d’être de l’engagement d’Aragon était l’incertitude, celle-là même qui fait douter du bon ordre des choses. Aragon dit " je " et évoque le cheminement de sa vie sans nier - ni renier - tous ces autres lui-même en quoi il se métamorphosait, non en autant d’égarements mais aux croisements de choix cruciaux qui firent de lui cette figure de l’" intellectuel engagé ". Un écrivain dans son siècle, un siècle aux mille tourments qui démarre au milieu des fracas et de la boue des tranchées. Un siècle marqué par l’histoire, par la création, une frénésie de vie et de liberté. Intellectuel engagé : la formule est facile, redondante, pour certains antinomique. Pourtant, l’interrogation semble resurgir - qui n’a pas entendu ici et là s’interroger sur " le silence " des intellectuels - et la posture d’Aragon, loin d’être figée dans le marbre, est réactivée par des voix diverses. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut voir. Théâtre, poésie, danse, littérature, arts plastiques... La création contemporaine, quoi qu’on en dise, est vivace. Aragon, dans ses écrits, des Lettres françaises à l’Humanité, a non seulement encouragé la création mais il l’a défendue contre vents et marées même quand l’assaut venait de sa famille politique. Son " Salut aux cadets " n’est pas une formule de circonstance. C’était l’encouragement qu’adressait un grand aîné aux jeunes créateurs ainsi appelés à faire ouvre après lui. Sa volonté, respectée, de faire du moulin un lieu de soutien à la création où les arts à l’ouvre s’allient à sa propre postérité. De sa tombe, Aragon nous garde du grand sommeil.

Zoé Lin

Article paru dans le journal l'humanité, le 21 octobre 2002

L'«Aragon intime» d'Edmonde Charles-Roux

L’" Aragon intime " d’Edmonde Charles-Roux Entretien.

L’auteur d’Oublier Palerme, présidente de l’Académie Goncourt, parle de " l’ami " dont elle fit la connaissance un soir de 1956, au temps de l’intervention soviétique à Budapest.

Écrivain, aujourd’hui présidente de l’Académie Goncourt, Edmonde Charles-Roux n’a cessé d’exercer " le pouvoir de dire non ", vertu qu’elle prête aux gens de Marseille, qui pourrait être aussi le titre de l’impossible résumé de la vie d’Isabelle Eberhardt (1), et qui forme la trame d’une ouvre majeure, écrite au féminin singulier, remarquée en son départ par Aragon, mêlant ici le roman d’une histoire (Elle, Adrienne) à l’histoire d’un roman (l’Irrégulière ou mon itinéraire Chanel)... Rencontre, un matin de novembre à Paris, autour d’Aragon... et d’Elsa Triolet, dont Edmonde Charles-Roux, préside aussi la Fondation qui les réunit.

Que diriez-vous, vingt ans après sa mort, du personnage qu’était Louis Aragon ?

Edmonde Charles-Roux. Il faudrait parler de la multiplicité des personnages Aragon (au pluriel), qui fait qu’il ne ressemble à personne. Là est la clé de beaucoup de problèmes - et de nombre de reproches qui lui ont été adressés - : il n’a pas eu, par exemple, à mon sens, des " sincérités successives ", il était multiple, et c’est en cela qu’il est fascinant. Chacun trouve dans Aragon de quoi le satisfaire, et chacun a connu quelqu’un de différent. Cela explique sans doute sa popularité, au sens le plus large du terme. L’Aragon que j’ai connu - mon ami - ne ressemble absolument pas à l’ami d’autres gens que j’estime, et qui ont eu, eux aussi, le meilleur d’Aragon, mais d’un autre Aragon. Je me souviens, par exemple, de soirées, au Moulin, ou rue de Varenne, où je découvrais un érudit, un homme doué pour les langues étrangères de façon miraculeuse, et qui en parlait en linguiste - une facette que ses amis surréalistes ignoraient totalement...

De la même façon qu’il leur avait caché qu’il écrivait la Défense de l’Infini ?

Edmonde Charles-Roux. Exactement. Aragon possédait en effet cet art de tirer les volets sur certaines pièces de sa propre construction - parce qu’elles n’étaient pas pour ce visiteur-là... Encore une fois, lorsque je disais : " J’ai vu Aragon jusqu’à une heure du matin, et nous avons parlé de la meilleure manière d’apprendre le russe... ", je voyais des visages effarés, mais je vois toujours aussi Aragon m’expliquant qu’il avait dû apprendre le russe très vite, car, animé d’une jalousie effroyable, il ne comprenait pas la langue dans laquelle on s’adressait à Elsa...

Dans quelles circonstances avez-vous pris contact, si j’ose dire, avec l’écriture d’Aragon ?

Edmonde Charles-Roux. Le premier livre que j’ai lu est Aurélien, à peine paru, en 1947, je crois... Je n’étais pas habitée par la poésie de résistance d’Aragon - ma vie ne me l’avait pas permis (2). J’ai été empoignée par ce livre, fascinée, et j’ai eu dès lors le plus grand désir de connaître l’auteur de ce qui reste, pour moi, un chef-d’ouvre absolu. Je ne l’ai connu que plus tard, dans des circonstances dramatiques, dans les journées de l’intervention soviétique à Budapest (3). Maurice Druon m’avait dit : " On devrait passer voir les Aragon, ils doivent être bien seuls. " Le Moulin était désert, Aragon et Elsa en tête à tête, le téléphone ne sonnait pas. On sentait qu’ils allaient être tenus, dans toute une fraction de l’opinion, pour responsables du coup de force. Cela n’a pas manqué. La haine à l’égard d’Aragon s’est manifestée comme jamais, une haine à couper au couteau : entrer avec Elsa à la Comédie-Française était devenu pour eux une épreuve, qui pouvait aller jusqu’à l’incident. À partir de ce moment, nous ne nous sommes pratiquement plus quittés... Sans doute était-il aussi étonné de ma désapprobation formelle de cette sorte de catalogage odieux consistant à rendre les gens, à cause de leurs opinions politiques, responsables de tel ou tel événement. Il faut dire tout cela : dans tous les écrits d’Aragon, quand il interroge : " Pourquoi cette haine ? ", on croit que c’est chose poétique. Et cela vaut, bien sûr aussi, pour Elsa : elle était maudite et, contrairement à ce que l’on croit, elle en était moins consciente que Louis, qui se battait - souvent sans qu’elle ne le sache - pour que ses écrits à elle soient reconnus à leur juste valeur.

Vous semblez toujours fascinée par le couple qu’il a formé avec Elsa...

Edmonde Charles-Roux. En effet. Je suis habitée par l’immense admiration, l’immense respect que j’ai pour ces deux êtres humains qui s’appelaient Louis et Elsa. Ensemble. Ce qui me tient à lui, c’est ça : avec ce que les gens ne savent pas, par exemple l’extraordinaire disponibilité, et de l’un et de l’autre, indépendamment, à l’égard de leurs amis. Qui n’étaient pas forcément les mêmes. Il y avait grande liberté en ce domaine. Et puis je ne peux m’empêcher de penser que, sans la présence de Roland Leroy, après la mort d’Elsa, Aragon aurait pu se tuer. Je me souviens de l’une des premières soirées après la mort d’Elsa - à l’occasion de la sortie d’un texte de François Nourrissier -, où l’on avait devant soi un personnage que l’on ne connaissait pas, et qui était Aragon. Quelqu’un d’entièrement sorti des réalités et qui donnait l’impression d’être entièrement dominé par l’idée de suicide. Ce désespoir n’a pas beaucoup été dit. Et l’on ne parle plus. Aragon en état de danger, cela fait sourire, personne n’y croit...

Le désespoir de l’époque dont vous parlez est parfois plutôt situé du côté politique...

Edmonde Charles-Roux. Oui. Ou à d’autres époques : le désespoir à Venise, la liaison avec Nancy Cunard... Ou, en effet, son Ma vie est une erreur, etc., par rapport à ses relations avec le Parti communiste (4). Tout cela est connu, tout cela est dans l’histoire ; le désespoir d’après la mort d’Elsa, non. Aragon le dit pourtant dans ses poèmes, dans les Chambres, par exemple. Mais ce désespoir totalement masculin de la perte de l’objet aimé, pour mille raisons, n’est plus dans les esprits. Moi, j’ai connu un homme dont j’étais inquiète pour le sort au point d’appeler sa gouvernante dès que je m’étais éloignée de lui. Cela doit être dit, tout simplement. Tout comme son côté errant, épuisé de chagrin, perdu, torse nu dans la rue à 5 heures du matin, décapité. Il y avait sans doute chez Aragon quelque chose d’extrême, qui tenait à son génie. Mais il faut, je crois, lui redonner enfin cette dimension humaine, simple, j’allais dire banale, même si ce chagrin-là n’était pas banal...

Y a-t-il, selon vous, d’autres Aragon, ou d’autres dimensions d’Aragon, qui auraient, elles aussi, connu un certain oubli ?

Edmonde Charles-Roux. Le côté " érudit ", dont j’ai parlé. Et puis aussi l’Aragon musicien, comparant les valeurs d’orchestres, celui qui découvre le blues dans les années vingt, avec un sens extraordinaire des rythmes. Je me souviens, lors de cette fameuse nuit de Budapest à feu et à sang, qu’il me parla d’un artiste hongrois virtuose de la flûte de Pan. Aragon était aussi très " réaliste ", si j’ose dire, et il y avait toujours une image de la vie quotidienne qui se rattachait à quelque chose que l’on ne s’expliquait pas. Par exemple, le lien avec la musique venue de l’autre côté de l’Amérique ; Nancy, bien sûr, qui était là, toujours inscrite dans son cerveau... Nancy malade, assise, seule, sur un banc, ses derniers jours... Voilà les images d’Aragon que j’ai, moi. D’autres en ont d’autres, bien sûr. Moi, j’ai connu un homme habité par l’amour d’une femme vivante, par l’amour d’une femme perdue, par la musique - la langue étant la musique d’un pays.

Pour en revenir précisément à l’écriture d’Aragon, n’avez-vous pas le sentiment qu’il a tenté de dépasser toutes les " formes " existantes ou préexistantes à son art ? Dans les Entretiens, accordés à Francis Crémieux, il dit, par exemple, son " obsession " à évoquer, dans le Paysan de Paris, la première station-service qui vient de s’ouvrir dans la capitale, en spécifiant avoir alors en tête ce vers d’Apollinaire : " Crains qu’un jour un train ne t’émeuve plus. "

Edmonde Charles-Roux. Quelle leçon ! Et qui dit la sorte de folie de la modernité qui l’habitait. Je me souviens de l’extraordinaire intérêt qu’il portait aux transformations d’alors de la presse... " Comment va-t-on écrire après le plomb ? " Il remettait toujours tout en question, ayant une obsession de la réalité quotidienne, de son évolution, et de ses conséquences sociales. Au départ, ce n’était pas le " social " qui le mettait en branle, c’était en effet l’inquiétude de ne pas être ému par un train... Et du train, on passe au reste, à celui qui le conduit, par exemple... On imagine aujourd’hui un Aragon esprit politique hypersensibilisé à la question sociale, à la cause ouvrière, etc. : certes, mais par de tout autres chemins, cent fois plus intéressants que ceux que l’on veut bien imaginer couramment... Et puis, être " toujours ému par un train ", cela veut dire aussi ne pas se laisser emporter par Paris, par le bluff de Paris... J’ai toujours entendu Aragon parler du " malheur humain " de la façon la plus directe qui soit.

Une dernière question, si vous le permettez, qui s’adresse, si tant est que l’on puisse dire les choses ainsi, à la présidente de l’Académie Goncourt. Aragon a été, quelques mois, dans les années soixante, membre de cette Académie, dont on sait qu’il a démissionné avec fracas, n’étant pas d’accord avec le choix majoritaire du lauréat couronné cette année-là, auquel il aurait préféré François Nourrissier. Qu’en pensez-vous ?

Edmonde Charles-Roux. Avec le recul, je comprends très bien la réaction d’Aragon. Elle m’a permis, en particulier, de comprendre celle de Jorge Semprun - que d’autres n’ont pas comprise, en considérant que, lorsqu’on était d’une compagnie, on n’avait pas à produire de déclarations sur les votes (5). Ce n’est pas mon avis : si quelqu’un est très motivé par un roman, par son écriture, par sa qualité, et qu’il sent qu’il n’est pas du tout suivi, il est normal qu’il éclate. Au fond, nous pouvons mettre en rapport la réaction d’Aragon - qui a claqué la porte - et celle de Semprun - qui a produit un éclat public. Je conçois qu’il peut y avoir des moments, encore une fois pour des gens très impliqués, où ceux-ci se demandent : " Au fond, je sers à quoi ? " C’est la question qu’a dû se poser Aragon, sachant aussi qu’il ne détestait pas les éclats, et que le " surréaliste " en lui n’a jamais cessé de sortir et de ressortir...

Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran

(1) Isabelle Eberhardt, en deux tomes, Gallimard, 1995.
(2) NDLR : Edmonde Charles-Roux est entrée en Résistance en 1940, en " aidant " les communistes de la MOI.
(3) À l’automne de 1956.
(4) Voir la Valse des adieux, le dernier texte publié en 1972 dans les Lettres françaises, avant leur disparition.
(5) NDLR : Edmonde Charles-Roux fait ici référence aux polémiques publiques qui ont entouré l’attribution du Goncourt 2002.

Article paru dans l'édition du 29 novembre 2002 dans le journal l'Humanité

Le moderne par excellence

Le moderne par excellence

ARAGON n’est pas seulement, avec Apollinaire et Péguy, avec Claudel et Valéry, un des plus grands poètes de notre siècle. Héritier de Chateaubriand et de Hugo, il inscrit son nom dans la lignée sans égale de cette littérature française qui, de la « Cantilène de sainte Eulalie », vers la fin du IXe siècle, ou de la « Chanson de Roland », dont tous les écoliers connaissent au moins le nom, jusqu’à Julien Gracq ou Marguerite Yourcenar, court de gloire en gloire sur un peu plus de mille ans. Il contribue à constituer ce trésor commun qui fait l’essentiel de la communauté à laquelle nous appartenons tous : la langue de notre pays. Et il l’illustre mieux que personne. Célébrer le dixième anniversaire de la mort d’Aragon, c’est célébrer ce chef-d’oeuvre collectif qui est notre bien à tous et à chacun : la langue et la littérature françaises.

Ce qui frappe d’abord chez Aragon, c’est la diversité de ses dons. Il est journaliste, il est romancier, il est poète, il est essayiste, il est critique d’art et polémiste. Et, dans chacun de ces genres, dont un seul suffirait à assurer une durable célébrité, il excelle. Aragon est un créateur aux multiples visages et à la facilité déconcertante. Il ne s’exerce pas seulement dans des genres différents. Il épouse tour à tour toutes les passions du siècle. Comme un Picasso, comme un Chaplin, comme un Einstein, il incarne son époque. Il se confond avec elle. Il la traduit et il la marque.

Avant d’illustrer une littérature française dont il sera, par la magie du style, par l’intelligence de la forme, par la tempête des passions, un des maîtres et un des sommets, il s’affrontera d’abord avec elle. Notre littérature est continuité. Elle est aussi rupture. On ne poursuit une lignée qu’en s’opposant à elle. Aragon s’y connaît en refus et en rejet. Il a à peine vingt ans qu’il rompt déjà avec le monde ancien. C’est qu’il a vingt ans dans l’enfer de la Première Guerre mondiale. Il ne donne pas dans le conformisme, dans la routine, dans l’abêtissement. Il veut autre chose. Du nouveau. Dans le sillage d’Apollinaire, il rencontre Breton et Soupault. Et Eluard. Et Tzara. S’il contribue à fonder la revue « Littérature », c’est pour se moquer de la littérature et pour la combattre. Ses pompes, ses solennités, ses ridicules empesés lui sont insupportables. Il se jette dans le dadaïsme, puis dans le surréalisme.

Les textes d’Aragon sont déjà éblouissants. L’écriture automatique est un dogme du surréalisme. Aragon se moque des dogmes. Il écrit avec un brillant, une élégance, une violence, un lyrisme qui ne sont qu’à lui. « Le Paysan de Paris », qui ne soutient aucune intrigue, où n’apparaît aucun personnage, qui n’est rien d’autre qu’une promenade à travers des paysages urbains transfigurés par le rêve, est un enchantement. Aragon est déjà Nerval. Ou Lautréamont. Ou peut-être Rimbaud. Il lui reste à devenir Zola. Et peut-être Hugo. Il sera Aragon.

La sortie du mouvement paroxystique qu’était le surréalisme et les rapports entre surréalisme et communisme constituent une des pages les plus fascinantes de notre histoire intellectuelle. On a pu résumer - un peu en gros - l’itinéraire d’Aragon en trois rencontres décisives : Breton, Elsa Triolet, Staline. Elsa Triolet était la belle-soeur d’un grand poète soviétique, ennemi du monde tel qu’il est, un peu plus âgé qu’Aragon et qui allait se suicider à trente-sept ans : Vladimir Maïakowski. L’influence d’Elsa Triolet l’emporta sur celle de Breton et orienta Aragon vers une conception militante du rôle de l’intellectuel au service de la révolution. Il jeta dans cette bataille nouvelle tout le poids immense d’un talent multiforme. Après l’univers onirique du « Paysan de Paris », ce fut « Hourra l’Oural » et l’exaltation lyrique de l’édification du communisme en Union soviétique.

LE monde réel succédait au monde du rêve. Mais le poète, sans cesse, poursuivait son chemin aux côtés du militant et de l’homme d’action. Non seulement « Aurélien » constitue un admirable roman d’amour dans le cadre général du réalisme socialiste, mais encore l’histoire et ses cruautés vont fournir à Aragon, venu du surréalisme, venu du communisme, l’occasion de revenir à la prosodie traditionnelle et de chanter, plus fort et plus haut que personne, l’amour de la patrie piétinée. Avec le « Crève-Coeur », avec « les Yeux d’Elsa », avec « la Diane française », dans l’amour, dans la colère, dans l’espérance, Aragon devient le plus grand poète populaire de notre temps. Après Villon, après Marot, après La Fontaine, bien sûr, et après Victor Hugo, il est le poète du peuple de France.

La tradition et la révolte, la patrie et la révolution, l’élégance et la force, l’amour et la violence marchent d’un même pas chez Aragon. Il est capable de tout écrire et la variété de son talent stupéfie ceux qui l’approchent. Impossible, naturellement, de faire ici autre chose que d’effleurer très vite quelques-uns des aspects de son génie littéraire. Impossible de citer tous les livres où il ne cesse de s’exprimer avec un éclat confondant. Quand il revient au roman, il brosse une fresque historique où tous les détails sont exacts, où revit toute une époque et qui est un chef-d’oeuvre du genre : « la Semaine sainte ». Il parle des peintres merveilleusement et il inspire en même temps à Brassens, à Ferré, à Ferrat quelques-unes des plus belles chansons de notre temps. Il a été le moderne par excellence. Il a été aussi un de ces talents universels qui poursuivent les ambitions des génies de la Renaissance.

Grâce à François Nourissier, qui est mon ami et qui était très lié avec lui - au point qu’Aragon démissionna des Goncourt qui n’avaient pas couronné un roman de Nourissier -, j’ai eu la chance incomparable de connaître Aragon. Il incarnait pour moi tous les prestiges de la littérature, au-dessus de laquelle je ne mettais rien. L’admiration que je lui ai portée m’a encouragé dans la conviction que l’art de combiner les mots les uns avec les autres ouvrait le chemin d’un des deux seuls paradis - l’un est l’amour, bien entendu, et c’est sans doute le même -, que les hommes puissent connaître ici-bas. Ce n’est un secret pour personne que je ne partageais pas les idées politiques d’Aragon. Je n’ai jamais été communiste. C’était donc qu’il y avait quelque chose qui pouvait unir des hommes que séparait la conception qu’ils se faisaient de la société : c’était l’amour des livres et des mots, c’était la puissance des rêves.

ARAGON a fait rêver des millions de lecteurs, en France et hors de France. Il leur a appris la beauté, l’audace des idées et des formes, la force des passions, l’amour. D’innombrables jeunes gens ont appris ce qu’étaient la langue française et ses mots de tous les jours en répétant après lui les phrases de lumière et de feu qui se confondent à jamais avec lui :

« Je suis plein du silence assourdissant d’aimer...
« Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire...
ou « Au cloître maintenant que Rancé disparaisse.
Il n’a de prix pour nous que dans ce seul moment
Et dans ce seul regard qu’il jette à sa maîtresse
Qui contient toutes les détresses,
Le feu du ciel volé brûle éternellement ».

La première phrase - l’incipit - d’Aurélien : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » est devenue aussi célèbre que la première phrase de « Madame Bovary » ou de « l’Education sentimentale », que la première phrase de Salammbô - « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » -, que la première phrase d’« A la recherche du temps perdu » - « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ».

Surréaliste, communiste, militant révolutionnaire, résistant aussi, héraut de l’internationalisme prolétarien et du patriotisme, blessé, engagé dans toutes les grandes batailles de ce siècle batailleur, Aragon appartient aujourd’hui à notre patrimoine commun : il est un grand poète français, il est un grand écrivain pour tous les hommes de cette Terre. Parce qu’il a su traduire dans une langue éclatante tant de souffrances et de rêves, il entraîne derrière lui, venus de tant d’horizons différents, des peuples d’admirateurs. Je me range parmi eux. Si Aragon n’avait pas écrit « le Paysan de Paris », « les Yeux d’Elsa », « Aurélien », « la Semaine sainte », nous serions tous plus pauvres, plus démunis devant le destin, moins heureux de cette vie, qui est si affreusement cruelle et que les poètes transfigurent.

JE crois qu’Aragon a pris place pour toujours dans l’aventure merveilleuse de la littérature française. C’est déjà beaucoup dire. Je crois qu’il prend place aussi - ce qui est plus encore -, dans l’aventure des hommes en quête de leur destin, à la poursuite de leurs rêves. Il avait sa place, bien entendu, à l’Académie française, entre Julien Green et Lévi-Strauss, entre Dumézil et Ionesco. Pour des raisons différentes, j’aurais voulu faire entrer trois écrivains sous la coupole du quai Conti : Marguerite Yourcenar, Aragon, Raymond Aron. Je n’ai été capable de forcer les barrages que pour la première des trois. Je crois bien, pourtant, que le plus grand des trois était Louis Aragon.

Quelle importance ? Aragon n’a pas besoin de l’Académie pour devenir immortel. Il l’est déjà sur les lèvres de tous ceux « Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas... » - dont ses mots enchanteurs bercent les joies et les peines. Que de fois, sous le soleil et sous la pluie, en Europe, en Asie, sur les chemins de l’été ou dans les neiges de l’hiver, avons-nous récité, à deux, à trois, à quatre, tout seul parfois, ou en foule, les mots ailés d’Aragon ? Il me suffit d’y penser pour que les larmes me viennent aux yeux.

Jean d’Ormesson est membre de l’Académie française.

Article paru dans l'édition du 17 décembre 1992 dans le journal l'Humanité

1939 : Reconnaissance à l'Allemagne

1939. Louis Aragon Reconnaissance à l’Allemagne

Comme nous progressions le long du plateau de Nouvron-Vintgré, par cette belle fin d’août 1918, nous trouvâmes, dans un élément de tranchée abandonné, un grand jeune homme, dont le casque cachait les yeux, et la bouche était ouverte. II avait été surpris lisant, et il était demeuré assis, mais la tête renversée, et le livre était tombé à terre à côté de lui ; un livre petit, couvert d’une toile vieux rose à croix jaunâtres, et je le ramassai. C’était une anthologie des poètes allemands parue à Cologne pendant la guerre. Émile, mon tampon, qu’on appelait Casse-casse, pendant que je regardais le bouquin, avait soulevé le casque pour voir le visage : il en sortit, d’un trou affreux, un vol bourdonnant de mouches.

Que lisait-il quand la mort l’atteignit ? Liliencron, Richard Dehmel, Franz Werfel ? Ou ces traductions surprenantes de Baudelaire, de Mallarmé et de Rimbaud, qui sont devenues des poèmes allemands avec Stefan George ? Je ne sais. Mais j’ai longtemps gardé ce message qu’avait laissé pour moi ce jeune homme inconnu. Ce livre par lequel, au-dessus des tranchées, m’arrivait la voix de la véritable Allemagne. J’y appris l’" a-b-c " de la nouvelle poésie germanique, j’y pris le goût de la connaître.

La guerre finie, c’est à Strasbourg, à l’enseigne de La Mésange, que je découvris Rainer Maria Rilke sous les espèces d’une plaquette :

" Die Weise von Leben und Tod des Cornets Christoph Rilke ". C’est à Sarrebruck que je lus Die Armen, d’Heinrich Mann, mais c’est à Boppard-sur-le-Rhin que je compris enfin cet échange extraordinaire entre les peuples qu’on appelle la poésie et qui fait que Guillaume Apollinaire a pu écrire en français, à la manière d’Henri Heine, les plus beaux vers à la louange de ce pays étranger, pourtant si puissant sur le coeur français, qu’il semble que ce soit ici que se reconnaissent Hugo et Schiller, Arnim et Nodier :

Le Mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains ?
Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les angles de celle que j’ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières.
Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours, un singe, un chien menés par des Tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment.
Le mai, le joli mai a paré les ruines
De lierre, de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur les bords les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes.

Je ne voulais citer de ceci que les deux premiers vers, et puis il a fallu que les autres suivissent. On ne peut se faire une idée de la contrebande qu’étaient ces vers français au temps de la guerre pour la nostalgie de l’Allemagne qu’ils comportaient. Apollinaire même en était gêné, il s’en sentait compromis. Et ayant corrigé un vers du poème les Colchiques, publié dans Alcools en 1913,

" Le gardien du troupeau chante tout doucement "
pour lui préférer :
" Le gardien du troupeau chantonne en allemand. "

Apollinaire, avec la guerre, était revenu, effrayé, à la première version.

C’était le temps des poètes épouvantés. Jules Romains dans la première édition d’Europe n’avait pas osé écrire, à côté des noms des grandes artères des capitales, " Friedrich Strasse " : il avait traduit " rue Frédéric ", pour faire plus français.

Pour moi qui connaissais par coeur les paroles de Tristan et Isolde et dont le héros était Parsifal, que pensais-je au milieu de cette débâcle de la dignité ? Je murmurais les mots de l’Enchantement du vendredi saint. Ils étaient ma protestation intime contre la sottise. J’étais parti pour le front, volontaire : mais c’était qu’il me fallait à tout prix un air pur, et je portais en moi comme le château de mes rêves cette Allemagne interdite que j’aidais gaiement à combattre.

Je participais de la folie, et du mélange général de toutes les notions, dans la mesure même de ma révolte. Le sens profond de ces contradictions m’échappait : j’aimais Wagner, et Schelling, et Albert Dürer, et Schumann, et le Roi des Aulnes, et la Lorelei. Je n’étais pas très sûr du droit que j’avais à cet amour. Et par là je n’étais pas si loin des blasphémateurs imbéciles qui tous les jours dans la presse française écrivaient des choses à défaillir de honte, sur les poètes, les penseurs et les musiciens allemands.

Après quatre ans de guerre, pendant lesquels de singuliers maîtres nous avaient, par les moyens les plus puissants, détournés de cet héritage de chansons et de hautes pensées, qu’il était difficile à un jeune homme isolé, et qui acceptait mal que les valeurs de l’esprit fussent à la merci de la tourmente, de renouer les liens rompus entre la douce Allemagne des Lieder et des philosophes et le monde où il vivait, borné par les nécessités de la guerre et éclairé par les cathédrales en flammes !

Le petit livre rose à croix jaunes avait joué pour moi un grand rôle. Il m’avait appris le mensonge des maîtres, de Barrès à Bergson, qui rejetaient avec l’ennemi, ce qui ne saurait être l’ennemi de la France, la pensée allemande, prisonnière des barbares comme la nôtre, et comme la nôtre chantant dans ses chaînes.

J’écris ceci à l’aube de 1939. Vingt et une années se sont écoulées depuis cette découverte auprès d’un cadavre dont la dernière pensée fut sans doute au jeu pacifique des rimes. Le temps d’une majorité de l’esprit. Mais le monde n’a pas crû en sagesse, et le cauchemar passé nous remet à pied d’oeuvre aujourd’hui, devant les mêmes menaces où l’esprit risque de sombrer.
C’était la guerre alors. Mais n’est-ce point la guerre aujourd’hui ? Quand j’écris ces mots dans un bureau paisible, j’ignore si, le temps que paraisse la revue à laquelle ils sont destinés, cette guerre ne sera point un fait à tous sensible, une guerre au sens ancien du mot.
Mais même sans cela..

Je dis que nous sommes en guerre, nous autres Français, avec l’Allemagne. Une guerre qui se fait par d’autres moyens, voilà tout. D’une minute à l’autre le recours aux moyens classiques est possible. Une guerre qui dure depuis plus de deux ans, et où d’autres se battent pour nous. Je dis qu’il faut être insensé pour ne pas reconnaître ce fait : nous sommes en état de guerre. Et dans ce moment surtout où d’hypocrites tentures cachent le combat véritable, peut-être plus encore, autrement que de 1914 à 1918, il est nécessaire aux Français de se durcir, et de savoir même être injustes, et de haïr, pour être aptes à résister.

Pourtant il est entre ces deux époques, entre la guerre d’alors et cette guerre d’aujourd’hui, une différence qui nous rend plus facile de continuer à aimer cette Allemagne-là qui n’est pas notre ennemie, l’Allemagne humaine et mélodieuse.

C’est que, dans cette guerre que nous font aujourd’hui les Allemands, ils ont tourné leurs premières armes contre leurs poètes, leurs musiciens, leurs philosophes, leurs peintres, leurs acteurs. Et ceux d’aujourd’hui, les vivants chassés avec leur trésor dans la gorge et le coeur, et ceux d’hier, les morts glorieux, dont les noms sont effacés des frontons où règne la croix gammée. Et ce n’est plus qu’en France qu’on peut lire Heine, Schiller et Goethe sans trembler.
Il pouvait bien avoir vingt ans, alors, le jeune homme du plateau de Nouvron, qui mourut en lisant des vers. Werfel, qui peut-être à la dernière minute enchanta sa jeunesse, nous l’avons reçu à Paris, exilé, avec les derniers rêves de Vienne dans les yeux.

Aussi prends-je les devants de l’injustice qui va venir, parce que j’ai connu les outrages d’autrefois. Avant que la colère française n’ait ses égarements, et que la haine juste des hommes d’Hitler ait levé dans tous les coeurs français ce délire qui accompagne les batailles, et entraîne de regrettables méprises qui ne se peuvent éviter, je veux élever la voix et dire ma reconnaissance à la véritable Allemagne.

Je veux dire des mots dont on puisse un jour se souvenir dans l’orage. Je veux pendant qu’on peut encore m’entendre affirmer que cette véritable Allemagne, c’est pour elle que nous nous battrons, comme se battent pour nous les libres fils de l’Espagne, malgré nos trahisons, nos lâchetés envers elle, et les marchandages de nos maîtres, et le trafic atroce de la liberté. [.]
Il est des écrivains d’Allemagne qui ont joué leur vie sur la liberté. Ceux-là précisément que j’appris à connaître, encore soldat, dans ces petits villages d’Alsace où m’amenaient les hasards de garnison après l’armistice, et où les plus simples de mes idées courantes étaient bouleversées par une jeune fille qui venait de me prêter un poème d’Arno Holz, je crois, et qui brusquement (peut-être pour la rime) entrait en désaccord violent avec moi à propos du von der Golz : " Mais c’est un héros, voyons ! s’écriait-elle. Toutes les jeunes filles en sont amoureuses ! " Pour moi, von der Golz était une sorte de très bas et très rusé agent d’espionnage, qui avait fait du vilain travail en Turquie. Impossible de s’entendre : elle a fini par épouser un officier américain.
Vous croyez que je plaisante ? C’est alors que j’ai rencontré pour la première fois dans leurs livres ces hommes qui, pendant quinze ans, furent la gloire de l’Allemagne, et qui ne se sont pas inclinés devant son asservissement. Ces hommes chassés dont la voix monte encore de Suisse, de Hollande, d’Angleterre, de France, de Russie ou d’Amérique vers leur patrie muselée.
Et il y a ceux qui se sont tus, et qui vivent encore là-bas, dont je craindrais d’écrire le nom. On ne les entend plus. Leur coeur bat-il encore ?

Toute la vie allemande s’est réfugiée dans ceux qui incarnent l’éternelle amitié des peuples de France et d’Allemagne, si souvent opposés par leurs maîtres, et dont à travers les siècles les échanges de pensées ont plus fait pour la vie que jamais les guerres fratricides n’ont pu faire pour la mort.

Toujours ce furent les hommes chassés de France par les tyrans, comme ces protestants au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, ou d’Allemagne comme ces esprits libres du XIXe siècle qui fécondèrent le romantisme français, toujours ce furent les émigrés de la liberté qui scellèrent valablement l’union de nos cultures, garante de l’union, lointaine encore, hélas ! de nos deux pays. [.]

Il faudrait faire connaître ces textes des grands émigrés du passé pour lutter contre cette haine qui renaît des pogroms, et qui ne sait pas distinguer entre l’Allemagne immortelle et ses maîtres d’un jour. On connaît trop peu Börne, Büchner, on ne lit pas assez Heine en France.
Mais écrivant ceci, il vient à l’esprit que ce dédain injustifié des morts est moins révoltant que l’ignorance commune des vivants. N’y a-t-il point des Heine, des Büchner, des Börne parmi nous, qui respirent ? Ce sont eux, les vivants, qu’il faut lire, eux, la protestation ailée et palpitante de l’âme allemande !

C’est peu que d’attester les liens du passé. Il faut témoigner des liens d’aujourd’hui, des hommes vivants. Il y a Thomas Mann et il y a Bertoldt Brecht, il y a Heinrich Mann et il y a Anna Seghers, il y a Lion Feuchtwanger et il y a Willi Bredel, il y a Emile Ludwig et il y a Egon-Erwin Kisch, il y a Erich-Maria Remarque et il y a Ludwig Renn, il y a (sans vouloir sanctionner ici l’annexion brutale de l’Autriche) Franz Werfel et Musil. Et tant de noms qui sont l’espoir et l’hymne de l’avenir. Il y a des chansons, des histoires et des clameurs vivantes. Il y a tout ce qui passe en eux du grand peuple muselé, et qui trouve pour s’exprimer leurs paroles ardentes, leur talent, leur colère.

Tout ce qui est vraiment français en France devrait connaître, aimer et défendre cette Allemagne de l’exil. On est loin du compte, mais si peu que nous soyons à en avoir conscience, remercions en eux leur patrie de tout ce qu’elle nous a donné de Hölderlin à Schumann, de Hegel à Wagner, de Heine à Wedekind. Regardons-les : ils sont l’exemple, ils sont ceux qui n’ont pas failli.

Je me dois personnellement de reconnaître ici une dette, une dette de la France envers eux. Aux jours de septembre, certains d’entre eux, je le sais, j’en suis témoin, étaient prêts à défendre jusqu’au sol de notre patrie avec leurs bras, avec le mur de leurs poitrines. Cela, je ne l’oublierai jamais, et tant que j’aurai une voix pour crier, je ne le laisserai pas oublier aux autres.
Est-ce que l’amour allemand de la liberté n’a pas déjà porté ce courage de l’esprit jusqu’au Tage, jusqu’à l’Èbre ? Nous avons vu là-bas, où déjà se défendait notre France, que ce ne sont pas de vaines paroles, et que face à l’ennemi commun de leur peuple et du nôtre, les écrivains de la libre Allemagne savaient échanger " l’arme de la critique contre la critique par les armes ".
Exemple où se confondent la tradition française et la tradition allemande. Si bien que nous pouvons, nous Français, demander avec eux notre commune règle de conduite à Goethe, à la plus haute image de l’esprit humain : le docteur Faust, qui, sur le point de mourir, s’écrie : " Celui-là seul est digne de la liberté comme de la vie qui, tous les jours, se dévoue à les conquérir et y emploie, sans se soucier du danger, d’abord son ardeur d’enfance, puis sa sagesse d’homme et de vieillard. Puissé-je jouir du spectacle d’une activité semblable et vivre avec un peuple libre sur une terre de liberté ! "

Reconnaissance à l’Allemagne. Il faut qu’on sache que cette reconnaissance n’est point passive. Qu’elle suppose entre nos mains, dans nos coeurs, un dépôt sacré que nous ne laisserons point atteindre. Ce bien suprême de l’homme, cette culture annihilée par les forces qui parent de la dérision du sang et de la race les dévastations de l’esprit, renaît dans le jardin de France, et c’est l’Allemagne spirituelle que nous défendrons demain quand ses persécuteurs viendront attaquer notre sol.

Reconnaissance à l’Allemagne. Elle serait un vain mot, si nous ne mettions point à son service la force, si nous n’opposions à l’Allemagne d’airain l’airain français protecteur de l’esprit.
Reconnaissance à l’Allemagne. Elle exige que nous nous préparions au combat matériel. Elle exige de chaque coeur français la disponibilité de sa force, l’exercice de sa volonté. Elle exige, pour le jour où ceux qui en 1938 ont par deux fois été pourchasser l’esprit de l’Allemagne au-delà des frontières de la férocité, voudront à nouveau abattre les limites des peuples, que chacun d’entre nous sache qu’il n’est point le défenseur que de sa liberté, mais de celle même de cette Europe soumise à la force et qu’on appelle Allemagne, et qu’on appelle Autriche, et qu’on appelle Bohême. hélas !

Et je pense à mon aide-major qui sifflait Der Gute Kamarad sur les Hauts-de-Meuse. Oui, il avait raison, et si nous pouvions les leur faire entendre, n’éveilleraient-elles pas dans le coeur même des armées de l’ennemi un écho fraternel les notes de l’éternelle chanson d’Allemagne dans une bouche française, je veux dire les paroles que voici :

" Wer das Schwert erhebt gegen das Volk, der wird durch das Schwert des Volkes umkommen. Deutschland ist jetz ein Leichenfeld, bald wird es ein Paradies sein " (1).
Ainsi écrivait Büchner en 1834, à la veille de l’exil, dans le Hessische Landbote, et cette phrase optimiste ne s’est jamais effacée de ma tête depuis le jour que je l’ai lue.
(1) " Celui qui lève l’épée contre le peuple, celui-là périra par l’épée du peuple. L’Allemagne est maintenant un cimetière, bientôt elle sera un paradis. "

Aragon (extraits d’un texte publié dans Commune n 66, février 1939.)

Article paru dans l'édition du 31 juillet 2004 dans le journal l'Humanité

Elsa Triolet

Elsa TRIOLET
à Paris et ailleurs
Le jeudi 29 juillet 2004.

L’hôtel Istria, 29 rue Campagne-Première à Paris.

"Je n’ose même plus penser quand il est près de moi, de crainte qu’il ne devine ce que je pense. Bref, il m’empêche de penser. Et quelle que soit la façon, la force dont il m’aime, ce n’est pas assez, ce n’est pas comme je voudrais."Journal, 8 avril 1929.

La guerre fait d’Elsa Triolet un écrivain. Le Cheval blanc, son premier « vrai » roman, paraît en 1943. Deux recueils de nouvelles, Mille Regrets et Le premier accroc coûte deux cents francs, sont publiés en 1942 et 1945 (toujours chez Denoël), le second remportant le prix Goncourt. Elle dit que sans l’écriture, elle n’aurait pas résisté, dans tous les sens du terme. C’est à Carcassonne, Nice, Avignon, Lyon et dans la Drôme qu’elle n’a cessé de noircir du papier entre deux réunions de résistants. Ces années dramatiques sont peut-être ses plus heureuses. Celles qui suivent comme celles qui précèdent sont marquées par les sentiments qui la hantent depuis l’enfance : la solitude et le dégoût de soi.

Elsa Kagan naît en 1896 au sein d’une famille bourgeoise russe. Elle commence à apprendre le français à six ans et à tenir un journal intime à douze. Sa mère est mélomane, son père, qui décède en 1915, avocat. Vers 1911, 1912 ou 1913, elle rencontre Vladimir Maïakovski lors de soirées poétiques. Le charisme de celui-ci ouvre à Elsa les portes de la poésie. Elle le présente en 1915 à sa sœur Lili, qui le lui "vole". Pour oublier Maïakovski et pour échapper aux terribles conditions de vie de la Russie post-révolutionnaire, Elsa épouse à Paris, en 1919, André Triolet, un officier français rencontré deux ans plus tôt à Moscou. Après l’avoir quitté en 1921, elle vit à Londres puis, en 1922-23, à Berlin où elle retrouve Lili et Ossip Brik et ses amis Maïakovski, Vladimir Pozner, Ilya Ehrenbourg...

Entre 1924 et début 1929, elle occupe la minuscule chambre 12 de l’hôtel Istria, 29 rue Campagne-Première. Ses voisins s’appellent Picabia, Man Ray, Marcel Duchamp... Son roman Camouflage décrit la vie dans ce quartier. Au moment où, déprimée, elle se demande si elle ne va pas retourner vivre en URSS - et alors que Vladimir Maïakovski séjourne comme elle à l’hôtel Istria (entre le 2 novembre et le 20 décembre), Elsa lui servant d’interprète - elle obtient le 6 novembre à La Coupole un rendez-vous avec Louis Aragon, qu’elle admire pour son Paysan de Paris. L’entremetteur est Roland Tual, un ami surréaliste. Elsa s’est faite accompagner par Vladimir Pozner. La vie commune d’Elsa et d’Aragon commence le soir même à l’hôtel Istria. Leurs pérégrinations et leurs adresses seront dès lors inséparables.

Aragon ne cesse pas pour autant ses autres aventures et l’horizon d’Elsa ne s’éclaire pas du jour au lendemain. Le doute permanent et le manque d’estime de soi l’assailliront toujours, comme au temps où elle jalousait sa sœur Lili Brik, plus belle, plus blonde et plus aimée par Maïakovski. Les revenus littéraires d’Aragon ne suffisent pas à alimenter la marmite. Elsa fabrique des colliers que Louis vend aux grands couturiers. En 1932-33, Elsa en fait un livre : Colliers, qui est sa dernière œuvre en russe. Sa publication en URSS apparaît impossible sans de larges amputations. Elsa écrira donc son prochain livre en français, ce qui aura pour autre avantage qu’Aragon pourra le lire !

Les voyages en URSS (sur lesquels ils mettent la pédale douce entre 1936 et 1945) sont pour Elsa l’occasion de retrouver son pays, sa langue et sa famille, quitte à ce qu’Aragon s’éloigne des surréalistes et prenne de plus en plus de poids au sein du parti communiste français auquel il a adhéré en 1927 et auquel elle n’adhèrera jamais. Elsa se doute bien qu’il existe quelques dysfonctionnements dans le régime soviétique, mais elle garde ses doutes pour elle, surtout après 1945, alors qu’elle veut un rôle de premier plan pour Aragon et elle. A la fin des années cinquante, elle prévoit la chute inéluctable du communisme. Aragon, quant à lui, se croit plus malin que le diable, que Staline et que la postérité. Elsa traduit en russe des romans d’Aragon (qu’elle épouse en février 1939) : Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux quartiers (1936).
C’est donc la guerre qui met le feu à sa plume. L’après-guerre est pour elle remplie de combats parallèles à ceux d’Aragon. Louis devient un personnage officiel du parti communiste. Elsa agit au sein du Comité National des Ecrivains, pour la création des bibliothèques de la "Bataille du livre". Elle continue d’écrire et d’entretenir une correspondance que seule la mort interrompt avec Lili, à qui elle confie tout ce qu’elle ne peut confier à Aragon. Ses romans, comme ceux de Joseph Kessel (son presque contemporain, révélé plus tôt au public dans les années vingt), d’Aragon et d’autres écrivains de leur époque, mériteraient d’être lus davantage. Le plus difficile est sans doute de faire le tri dans leurs abondantes productions.

Petite bibliographie Elsa Triolet. Huguette Bouchardeau, Paris, Flammarion, 2001.
Tiré du site : http://www.terresdecrivains.com/